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(Entretien) avec Bruno Fern, par Henri Droguet

Par Florence Trocmé

1. in 2. Arno Schmidt, 3. 5. " 6. Traduction Christian Prigent in (Entretien) avec Bruno Fern, par Henri DroguetÉchanges entre Henri Droguet et Bruno Fern
à propos de
suites,
éditions Louise Bottu, mai 2018, 162 pages, 14 €
Henri Droguet : Commençons par le titre : Suites de quoi ? De quelle entreprise ? Pourquoi le pluriel ?
Bruno Fern : À l'origine du livre il y a le fait que l'un de mes arrière-grands-pères, qui exerçait au Pays basque le métier de cordonnier tout en chantant, est revenu " fou " de la guerre 14-18 et a fini par se suicider. Une de ses filles fut ma grand-mère dont j'étais proche, ce qui fait que j'ai longtemps été hanté par ce drame. L'un des sens du titre est donc celui des séquelles d'un traumatisme sur les générations suivantes. Au-delà de cette dimension familiale, il y a bien sûr les multiples conséquences collectives de ce conflit qui discrédite cette formule au verso de la médaille de mon aïeul : " La Grande Guerre pour la Civilisation ". Ensuite, puisque tu parles d'entreprise, le livre lui-même tente de donner suite à cette vie anonyme brisée parmi tant d'autres par les dominants - cette phrase d'Anatole France est partiellement citée p. 72 : " On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. " (1) Un troisième sens est lié à la forme de l'ouvrage, cette succession de fragments très variés, motivée par au moins trois raisons : 1) je n'ai que des bribes de ce qu'a vécu mon bisaïeul, d'où la nécessité de reconstituer son histoire mais sans en masquer les lacunes ; 2) sa vie a explosé sous le choc de l'Histoire - et les éclats se sont dispersés au-delà d'elle ; 3) je partage ces propos d'Arno Schmidt : " Pour l'amour de la "vérité" - c'est-à-dire pour approcher d'une reproduction fidèle de notre monde par des mots - je remplaçai la fiction injustifiée du "fleuve narratif" par la formule plus appropriée de "cascade narrative", laquelle mousse de degré en degré [...] " (2) Une dernière facette du titre se rapporte à la musique où le terme désigne un ensemble ordonné de pièces brèves, de rythme et de caractère différent, définition qui coïncide avec cette narration effectuée à travers des éléments hétérogènes - et renvoie également à l'importance de la musique dans le livre où figurent de nombreuses chansons, parfois détournées.
H. D. : Quant au sous-titre, on peut penser que roman-fleuve est une allusion ironique au genre conçu et développé entre les deux guerres mondiales par des romanciers français académiques (Jules Romains, Georges Duhamel, et autres), non ?
B.F. : Non, il ne s'agit pas de ça et d'ailleurs il n'y a pas de tiret entre les deux mots. En fait, ce sous-titre a une double signification : premièrement, il évoque la noyade que mon arrière-grand-père a choisie pour en finir, choix qui a eu des ramifications traumatiques à long terme ; deuxièmement, il renvoie, comme je l'ai déjà mentionné avec cette citation d'Arno Schmidt, à la structure même du livre, faite de multiples affluents qui alimentent le cours du récit ou plutôt des deux récits. Celui de la partie I a trait à mon bisaïeul et celui de la partie II suit dans l'ordre chronologique (sauf la sous-partie intitulée Dans les formes) l'existence d'un personnage qui tient autant de Walter Benjamin et de Don Quichotte que d'un " moi " constitué non seulement de souvenirs mais aussi de fictions, rêves, fantasmes, influences diversement conscientes, etc.
H. D. : Comment faut-il aussi entendre " roman " ?
B. F. : Comme un texte où le souci d'un fil narratif est quasi permanent mais, comme en ce monde rien ne saurait couler de source, certains choix viennent en souligner les limites : 1) la trame fragmentée qui oblige parfois le lecteur à retrouver les liens entre les différents éléments - ou, au contraire, les écarts, les non-dits ; 2) la multiplicité des genres, de la lettre à la consigne scolaire ou au journal intime ; 3) le travail d'écriture à des degrés variables : ainsi on va d'une prose quasiment classique, dans le paragraphe sur l'avant-guerre, à des passages stylistiquement " agités " - par exemple, quand il est question des tranchées, les effets sonores et les distorsions syntaxiques veulent faire écho à la "vie " sur le front et à la détérioration progressive de l'état mental du soldat.
H. D. : Quant à la première partie qui porte sur ce que vécut l'aïeul, on voit bien que tu as choisi une écriture par gros temps comme disait Walter Benjamin. C'est " l'inédit de l'histoire " que tu privilégies, tu campes sur le terrain du présent en posant des capteurs sur le corps du passé. Par conséquent le brouillage spatio-temporel, une sorte de vacillement permanent, le mixage culturel, le rebut, les technologies obsolètes et contemporaines. Peux-tu en dire davantage sur ce point ? Ou pour le dire autrement, une fois le programme posé, quel cahier des charges t'es-tu fixé ?
B. F. : Pour ce qui est de cette partie, il y avait une contrainte inévitable : le peu que je savais de l'histoire de mon arrière-grand-père, notamment en raison d'un banal secret de famille. J'ai donc dû recourir à des documents divers : archives militaires (dont les citations collectives des régiments d'infanterie, bijoux de propagande nationaliste), lettres de poilus, carnet de guerre de l'un d'eux, fiches techniques (sur les armes utilisées), articles de presse de l'époque, etc. Ensuite, comme je l'ai déjà dit, j'ai voulu que le texte soit simultanément un reflet de la violence extrême du conflit et de ses effets dévastateurs sur le psychisme de mon aïeul. Enfin, j'ai tenu, comme tu le soulignes, à ce que le côté non seulement lacunaire mais aussi artificiel de cette reconstitution soit manifeste (pour éviter un discours pseudo-réaliste qui risquerait de sonner faux - cf. supra la " vérité " selon Arno Schmidt), d'où le recours à des formes et à des références contemporaines (le QCM ; les termes médicaux utilisés aujourd'hui : l'échelle de la douleur de 0 à 10, la notion de stress post-traumatique, la mise en place d'une cellule psychologique, etc.).
H.D. : Est-ce que cette fragmentation générale est calculée pour incommoder, malmener, intranquilliser le lecteur ?
B.F. : Elle vise avant tout à mettre le texte en mouvement et, même si je me demande si cela fera " au bout du compte une histoire au sens où le lecteur s'y retrouverait autrement qu'entre deux chaises ? " (p.125), je parie sur sa capacité à lire autre chose que du prémâché. Cela dit, certaines thématiques peuvent en elles-mêmes créer un malaise - salutaire, j'espère ! - et il y a des passages où la déstabilisation tient probablement au caractère tragi-comique de la situation.
H.D. : L'accumulation de matériaux hétérogènes a-t-elle quelque chose à voir avec le grotesque ?
B. F. : Oui, bien sûr, et ce d'autant plus que je souscris à cette phrase de Thomas Bernhard : " Ce qui a rapport avec les hommes est toujours grotesque et c'est la guerre avec ses circonstances qui est toujours la plus grotesque. " (3) C'était là aussi une façon de dédramatiser quelques scènes, même si je n'ai pas voulu masquer l'horreur de la guerre, et de se moquer de certains discours (militaires, politiques et même littéraires) à ce sujet.
H.D. : Parmi les figures qui hantent ton texte, on trouve dès l'épigraphe Walter Benjamin et Don Quichotte. Pourrais-tu nous préciser quel est le statut du personnage de Cervantès dans ton livre ?
B.F. : En fait, le déclencheur de l'écriture, il y a déjà plus de cinq ans, fut la lecture, sur les conseils du regretté Ronald Klapka, d'un ouvrage de la psychanalyste Françoise Davoine, Don Quichotte pour combattre la mélancolie (4). Selon elle, Cervantès a écrit Don Quichotte pour surmonter les traumatismes qu'il avait vécus en tant que soldat puis prisonnier de guerre. Une telle interprétation ne pouvait que me rappeler l'histoire de mon aïeul qui, lui, n'avait pas réussi à survivre. En plus de cet aspect thérapeutique, le personnage de Don Quichotte m'intéressait évidemment par sa dimension tragi-comique - pour la même raison, j'ai oscillé entre le Walter Benjamin penseur de l'Histoire et ce Monsieur Maladroit que sa mère évoquait souvent dans son enfance (5).
H. D. : Puis-je poser une question à propos des travaux appliqués de pornographie de la Série C ?
Quelle est la fonction de ce catalogue de séances ou de postures stéréotypées qui mettent en scène un personnel interchangeable (de la chair à boxon) et qui ne provoquent aucune émotion particulière, sinon ce que Barthes nommait l'écœurement de la répétition ?
B. F. : Pour ce qui est du mot pornographie, je rappellerai d'abord la formule d'André Breton : " La pornographie, c'est l'érotisme des autres " Cela dit, l'activité militaire a longtemps été " réservée " au sexe dit fort et, selon certains, contribuait même à faire un homme. Or, dans le cas de mon aïeul, elle l'a défait. Ce prétendu déficit de virilité incite son descendant livresque à chercher des formes de compensation, notamment à travers une sexualité où la femme est considérée comme le fameux " repos du guerrier " - cf., par exemple, cette phrase de Gadda à propos des fascistes : " Je n'interdis pas à la Patrie de demander aux femmes d'accomplir leur devoir envers la Patrie, lequel est, principalement, de se faire foutre. " (6) Au fil du livre se dessine une alternative à de tels excès mais elle ne saurait retirer au désir sexuel sa " part d'ombre ", comme cela est mentionné aux pages 118-119, avec la visite de l'intéressé chez un psy dans un hôpital... militaire.
H. D. : Le dessin de Philippe Boutibonnes en couverture, l'as-tu trouvé par hasard ou le lui as-tu commandé ? Ce diabolus à tête de mort, que l'on n'a pas envie de croiser la nuit, au coin d'un bois, de quoi est-il la figure ?
B. F. : J'ai sollicité Philippe mais en lui laissant, bien entendu, carte blanche. Après avoir lu le livre, il m'a proposé une dizaine de dessins dont celui de ce personnage qui m'a plu par ses multiples ambiguïtés : mi-ange, mi-diable ; pourvu d'ailes mais sans doute incapable de voler mieux qu'une poule ; en tenue de déporté, en uniforme de soldat (avec le bleu horizon...) ou en pyjama ; en train de s'enfuir ou de danser ; portant ou non un masque, en effet plutôt effrayant (ou effrayé ?) qui peut rappeler ceux des " gueules cassées ". De plus, les points qui l'entourent sont-ils des projectiles qu'il essaie d'éviter ou d'éventuels points de repère, voire d'appui, dans le vide où il s'élance ? Quant à la figure de l'ange, elle court tout au long du livre, de la chanson traditionnelle basque qui l'ouvre à celle qui le ferme, en passant par le fameux Angelus Novus, ce tableau de Klee commenté par W. Benjamin : " Il [l'ange de l'histoire] a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. "
L'Humanité, 18 juillet 1922
Calculs II
L'Origine
4. Stock, 2008
Avec les compliments de Monsieur Maladroit, me disait-elle toujours lorsque j'avais cassé ou laissé tomber quelque chose. ", Walter Benjamin, Enfance berlinoise vers 1900
TXT n°15.


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