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(Anthologie permanente) Nathaniel Tarn, Les belles Contradictions

Par Florence Trocmé

Neuf

En balayant les feuilles aujourd'hui nous déclenchons une vague sous nos pieds
le clapot des feuilles sous le balai virant à l'agitation    à la marée oui
les caniveaux débordant alors de feuilles   et du bord des pelouses
depuis les allées et les terrasses jusqu'au nombril du jardin
on dirait que du sang se met à tournoyer tout autour de nos pieds
Les feuilles tombent d'autres arbres que les nôtres
nous réalisons que les limites d'un jardin ne sont en rien des frontières nationales
les feuilles entrent ici en venant des faubourgs éloignés de la ville entière
et même de la campagne finalement et le tas s'agrandit
le sang afflue dans toutes les veines   la peau de la terre s'assèche sous le pied
il ne devrait pas y avoir d'autre tâche à accomplir pour les poètes
puisque c'est bien en travaillant qu'adviennent les idées
Quand on nage dans la mer de feuilles elle semble gigantesque
on a la sensation de devoir être en communion avec la nature entière
on imagine le Yang-tse   le Mississippi    l'Amazone    leur courant puissant
la turbulence des grands fonds   les fosses    les hangars à baleines
au plus profond de la calotte glaciaire où ruminent les animaux
éloignant l'hiver après ce déluge de feuilles
et d'où ils sont délogés vers les mers d'été
refoulés par d'énormes placentas pleins d'anémones et de poissons
Ceci en supposant qu'on ne sache pas ce que tolère le silence
parce que la clameur de Sodome et Gomorrhe est grande    leurs péchés cruels
là s'en vont les navires à lard    les plaies du Léviathan
Norvégiens rentabilisés   Russes en voie de   et Japonais décidés à
avec leurs navires flambant neufs   leurs bénéfices en attente de pioche
Au nom du Bouddha ou de l'Amitābha du paradis occidental
dont la compassion forme à peu près le tout du bien dans votre culture
au nom de tous vos morts durant deux holocaustes
ainsi nos enfants n'ont-ils nul besoin d'être déshérités en ce monde de seuls humains
n'allez pas renverser les piliers de ce monde
Vous débarrasserez-vous du juste avec le méchant   pas une seule baleine juste
sans faire acte de cruauté    en laissant la baleine batifoler dans la cervelle du poète
Quand on nage sur la mer de feuilles elle semble énorme   et quoi   pas de baleine
mais quand on reste loin de la mer dont on a forcé le flot à venir vous inonder
ce qu’on regarde ce flot s’amonceler depuis la plage à distance et en sécurité
le tas de feuille semble petit comparé au travail qu’il aura demandé
Nathaniel Tarn, Les belles Contradictions, traduit de l’anglais (USA) par Auxeméry, Éditions Grèges, 2018, 80 p., 12€
NINE
Sweeping up the leaves today we whip up a sea stir about our feet
the swish of leaves going this way then that this way then that
ever more leaves out of the gullies the lips of lawns
off the paths and terraces toward the garden's navel
until it looks as if blood is swirling around our feet
The leaves are coming down from other trees than ours
we understand that garden borders are by no means national frontiers
leaves are coming in from the outermost suburbs all over the city
even from the countryside we suspect to thicken this pile
blood runs out of every vein the earth's pelt dries under foot
there should be privileged work like this to do for poets
since it is only in working that ideas come at all
When you swim in the sea of leaves it seems huge
you have the feeling you must be in communion with all of nature
imagining the Yangtse the Mississippi the Amazon in full flood
or the turbulence of the great deeps the trenches the whale hangars
as far as under the icecap where the beasts brood
winter away after this flood of leaves
and whence they are ejected into summer seas
nuzzled by huge placentas full of anemones and fish
That is assuming you are unaware of what silence condones
because the cry of Sodom and Gomorrah is great their sin very grievous
there go the blubber ships plagues of leviathan
Norwegians amortized Russians half-through the Japanese determined
their ships so nearly new their profits untilled
In the name of the Buddha then or Amitàbha of the western paradise
whose compassion is almost the sum of good in your culture
in the names of your own dead in two holocausts
so that our children need not be disinherited in a world of humans only
do not bring down the pillars of this world
Wilt thou destroy the righteous with the wicked not one just whale
even humanely leaving the whale to sport in the poet's mind alone
When you swim in the sea of leaves it appears huge what not one whale
but when you stand away from the sea you have caused to flow about us
and survey the accumulation from a safe distance on the beach
the pile of leaves looks small for all the work that has gone into it
Postface du traducteur, Auxeméry
C’est à la charnière d’une existence entièrement vouée au chant du monde et à l’interrogation des destins des civilisations que ce recueil a été composé - avec une méthode sans faille, avec un souffle porteur remarquable. L’auteur, à la fin des années 60 du siècle vingtième, alors riche en bouleversements, établit ici une sorte de bilan avant de passer le gué et d’entreprendre d’autres navigations intérieures. Écrit sur un des rivages ultimes de l’Europe, au plus près des anciens parapets, l’ouvrage a déjà les caractères du « poème long » tel que l’ont conçu depuis Whitman quatre générations de poètes des États-Unis d’Amérique. Nathaniel Tarn allait quitter les Galles du sud pour se fixer dans le Sud-Ouest, au contact des peuples originels. Les figures tutélaires ayant présidé à la composition du poème auront été, nommément, d’une part, l’Écossais Hugh MacDiarmid, le chantre d’une liberté sans limites dans les choix de ses propres règles, et d’autre part, Charles Olson, l’auteur sans compromis possible avec les préjugés nationaux de l’epos des origines, sous le titre des Poèmes de Maximus, qui reprend la leçon d’Ezra Pound selon laquelle poésie n’est rien sans considération du fait historique autant que des relations économiques et politiques qui président à la construction des sociétés. Autant dire que le spectre des valeurs est étendu, et que l’angle de la vision est très large : Tarn a de plus été lui-même traducteur par exemple de Segalen ou de Neruda, et sa distinction particulière consiste en ce qu’il possède le double métier de poète et d’anthropologue (il a longuement étudié les Indiens des régions du lac Atitlán au Guatemala), si bien que si l’on veut parler d’ethnopoétique, c’est bien à Tarn qu’il faut penser en premier. Cette double appartenance a constamment nourri son œuvre et sa réflexion sur les moyens et les fins du lyrisme. Il a fait le choix de focaliser Les Belles Contradictions sur ce qu’il nomme « la quête de la réalité » - de la « fleur », l’« innocence première », jusqu’au « fruit », tout ce qui peut manifester et épuiser la complexité des aptitudes de l’humanité à réaliser le réel. Les quinze sections du poème suivent une progression : l’introït évoque la naissance d’un être neuf, paré pour affronter sa tâche : la vérité de l’homme ne se conçoit pas sans l’union en un seul corps des qualités du chamane (le poète, à l’écoute des bruits venus des profondeurs) et l’homme du savoir scientifique (l’ethnologue, attelé à son travail de sympathie active). Intervient ensuite le thème central sous la figure du Mam, « l’ancien des jours » de la civilisation maya des hautes terres, dont Tarn peut se dire le disciple ; puis, une adresse aux femmes, mères sur tous les continents ; après un détour par le mythe œdipien fondateur, le poème enchaîne ses laisses ainsi jusqu’à la section dixième, une des plus significatives : elle est dédiée à la ville de Prague, et surtout à la « Madone », la vraie selon Tarn, celle du portail du transept sud de la cathédrale de Strasbourg, allégorie de pierre représentant la synagogue aux yeux bandés, aux « ovaires vieux de siècles », au « sang de dragon », au cœur par conséquent des préoccupations historiques et spirituelles. Les dieux président aux croisements du mortel, du délétère, et du sacré, de l’inviolable, parmi les multiples sociétés qui peuplent le monde. L’examen débute alors véritablement avec la section onzième - à partir de la Mappa Mundi conservée à Hereford. Retour ensuite au territoire américain, pour parvenir enfin à un hommage rendu aux maîtres de la parole poétique du siècle, de Vallejo à Breton, de Rilke à Pessoa. Enfin, conclusion, non exempte d’une touche d’inquiétude, sous l’invocation de la dame en bleu et à la chevelure rousse de Seurat, ultime figure féminine de la Shekhina et de la Synagogue de Prague (voir la dixième section), semblable à la Marie Madeleine de la fable : « elle va rejoindre son amant..., fiancée de Dieu qui s’en revient vers son époux ». Figure de passion pure, faisant écho à la déesse des premières pages, femme à la fois profane et sacrée, partant à la rencontre de notre père son époux, le dieu mourant et vivant à la fois - toutes les belles contradictions ainsi subsumées. Tarn est le poète dont la connaissance des mythes permet à la parole lyrique de trouver son assise universelle.
Nathaniel Tarn dans Poezibao
bio-bibliographie, extrait 1, ext. 2, ext. 3, lettre ouverte à Auxeméry sur sa traduction du Maximus d’Olson, notes création, ext. 4,  "Sur les fleuves de la forêt" (par Jacques Demarcq), (carte blanche) à Auxeméry, à propos d'une réédition (en langue anglaise) d'un texte de Nathaniel Tarn


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