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(Anthologie permanente) Patrick Quillier, Voix éclatées (de 14 à 18)

Par Florence Trocmé

Voix-eclatees« Une guerre se terminait voilà cent ans, appelée désormais la Grande Guerre, et déclarée avec une sotte imprudence comme la dernière. Seule la mort en fut victorieuse. À peine vingt ans plus tard, le monde fut recouvert de bruits et de fureurs, et se déchaîna une volonté démente et sans précédent d’extermination massive. Pourtant les combats de 1914-1918 sont restés présents dans les esprits, pourtant la mémoire de cette hécatombe a perduré, non seulement dans les reliques familiales, mais dans les bibliothèques, les films, les musiques, jusqu’à prendre place parmi les grands mythes.  
C’est à la hauteur de ce mythe que se hisse un poète, Patrick Quillier, qui a dû consacrer un grand pan de sa vie à Voix éclatées, cette épopée dont l’ampleur, l’intensité et la force poétique confirment que la Grande Guerre continue d’occuper les consciences. La lecture de ce vaste Monument aux Morts redonne au fracas des obus, aux cadavres enfouis dans la boue des tranchées, aux hurlements des blessés, un bouleversant regain d’angoisse et d’épouvante. L’écriture à la fois réaliste et poétique de ce thrène offert à l’humble piétaille arrachée à sa jeunesse, restitue ce que fut la souffrance des corps et des âmes, sacrifiés au profit illusoire des nations. »
Frédéric Jacques Temple
JOSEPH LUCE, SISYPHE SYNTAXIER
luce joseph la guerre atroce il l'a
vécue dès dix-neuf cent quatorze dans
le service auxiliaire en raison de
ses problèmes d'acuité visuelle
lui le matricule mille soixante
et onze de la classe mille neuf
cent douze lui qui avait été in‑
corporé en mille neuf cent treize au
23èrne bataillon de chasseurs
à pied lui le fameux marcheur d'aiglun
homme ardent endurant infatigable
et le voilà membre actif de ce peuple
indispensable des brancardiers des
secouristes des hommes à tout faire
admirables sisyphes de la guerre
et c'est ainsi qu'il œuvre vigoureux
tenace secourable dès le 4
août 1914 jusqu'au
26 mars 1915 dans
les premiers mois de la campagne contre
l'allemagne puis on l'envoie œuvrer
secourable tenace vigoureux
un parmi ces innombrables sisyphes
qui transportent sans fin la pierre de
chairs suppliciées dans leurs brancards fourbus
sur le front de la campagne d'orient
et c'est ainsi qu'en dix-neuf cent dix-sept
au bout de longues années terrifiantes
qu'il a traversées comme un somnambule
marcheur hébété dans une forêt
de métal et de membres dispersés
on le retrouve soldat de 2ème
classe au sein de la 15ème section
d'infirmiers militaires dans l'équipe
de l'ambulance alpine numéro
5 sur la ligne du front des balkans
et c'est ainsi qu'il aura eu son lot
d'expériences indescriptibles tant
était insoutenable la douleur
quotidienne des plus infortunés
de ses camarades de malheur tant
la vue des corps souffrants et mutilés
saturait et brouillait ses yeux malades
tant l'odeur du sang des viscères des
gangrènes taraudait son nez qui n'en
pouvait plus d'éternuer de couler
de saigner tant le poids réitéré
des blessés à porter et des cadavres
à enterrer mettait son corps à la
torture tant l'acide goût de l'air
épicé de poudre de fumée de
pharmacies agressives de chaux de
sueurs et autres humaines humeurs
faisait proliférer âcre du fiel
dans le fond de sa gorge tant les cris
les gémissements les appels poignants
perçaient ses tympans plus profondément
que le litanique discours des bombes
des armes des canons avec son flot
sempiternel d'exclamations d'ono-
matopées d'allitérations désor-
données le tout jamais articulé
serait-ce par un semblant de syntaxe
et le voilà sisyphe syntaxier
tentant avec ses compagnons de lutte
de rassembler les mots humains réduits
en bribes dispersées et bégayées
et le voilà luce joseph sisyphe
venu d'aiglun remuer les montagnes
dans le sud-est de la serbie brisée
venu des montagnes d'aiglun
jusqu'aux montagnes balkaniques se charger
d'innommables fardeaux à transporter
sous le tonnerre pétrifiant de la
tempête guerrière
  et le voilà luce
joseph venu des clues de l'estéron
jusqu'aux défilés et aux cols des monts
midzar dans le massif de la stara
planina région de la timocka
région frontière nommée
ainsi à partir du nom de son fleuve
le timok qu'autrefois on appelait
aux temps anciens de l'empire romain
timacus
  d'où le nom de la cité
située au confluent exact de
deux rivières qui forment dès lors un
seul timok ou timacus timacum
majus aux temps anciens de cet empire
dont timacum majus était un fief
à l'instar de vindobona leptis
magna augusta praetoria glanum
campona aquincum arrabona
samarobriva aquiladunum
or donc luce joseph le lumineux
aux yeux qui défaillaient luce joseph
alias lucius josephus s'en était
venu d'aquiladunum jusqu'au bord
du timacus assister tous ceux qui
y guerroyaient pour la plus grande honte
de l'empire
   et son labeur parmi les
blessés et les morts était le labeur
illimité d'un lucius sisyphus
labeur illimité mais sisyphus
ne l'était pas étant comme ses frères
passible de la mort et non pas comme
le mythique sisyphe un éternel
or donc luce joseph le lumineux
aux yeux défaillants lucius josephus
sisyphus contracta au milieu des
chairs dilacérées déchiquetées dé-
composées une irréversible mal-
adie qui très vite lui mutila
les sens ses yeux entrant de plus en plus
dans les ténèbres sa peau n'étant plus
qu'une immense plaie sa bouche et son nez
n'ayant plus désormais le goût de rien
seules ses oreilles mises à vif
le reliaient mais dans la fièvre et le
fracas au monde et seul son coeur meurtri
continuait compassionnel son œuvre
alors le 5 novembre mille neuf
cent dix-huit moins d'une semaine avant
l'armistice de rethondes en route
vers kuniajevack ou bien plutôt vers
timacum majus luce joseph ou
bien plutôt lucius josephus se meurt
sisyphe éphémère et délivré ou
bien plutôt en dépit de tout nouveau

sisyphus aeternus voilà qu'il meurt
luce joseph ou bien plutôt voilà
qu'il vit lucius josephus sisyphus
aeternus à jamais pour la mémoire
celle des documents des monuments
plus encore celle de l'épopée
à l'ambulance alpine numéro
1 des suites d'une maladie comme
le dit le bulletin de son décès
contractée en service
  et c'est ainsi
que s'achève sa vie et que commence
sa mort nouvelle vie dans la pensée
qui par-delà les temps souillés des hommes
célèbre à tout jamais luce joseph
et avec lui tous ceux qui comme lui
ont été pour toujours de fiers sisyphes


Patrick Quillier, Voix éclatées (de 14 à 18), préface de Gabriel Mwènè Okoundji, collection Paul Froment, Fédérop, 408 p., 25€, pp. 117 à 121.


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