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(Note de lecture), Saisir, quatre aventures galloises, de Jean-Christophe Bailly, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé


BaillyPour se livrer à une étude du monde, encore faut-il l’obtention d’une prose qui soit à même d’en approcher les mouvances, tant les objets qui se présentent à l’amateur n’y sont pas fixes et semblent même se déplier sous ses yeux au moment où sa pensée tente de les circonscrire. Entrer dans cette successions de plis, c’est créer pour soi et le lecteur une aventure, terme sur lequel la réflexion de Jean-Christophe Bailly place les quatre étapes de Saisir, soulignant ainsi, dans la proximité de Giorgio Agamben, que : « L’aventure, ce n’est pas seulement le merveilleux ou l’extraordinaire, c’est la façon dont, en chaque individu, du fait de ce qui lui arrive, son destin se forme et se noue, mais c’est aussi le récit de ce nouage : c’est l’événement, c’est l’advenir – et c’est ce qui le raconte. » Aucun dogme dans cette phrase ; elle signe toutefois l’état d’esprit avec lequel Bailly écrit les quatre aventures galloises qui composent Saisir – autre terme choisi à côté de celui d’aventure. Le peintre Thomas Jones, le poète Dylan Thomas, l’écrivain W.G Sebald et les mineurs gallois (dont les photos faites d’eux par Eugene W. Smith et Robert Frank) sont les matières vivantes et parfois fuyantes que ces quatre aventures galloises croisent dans cet « ensemble » qui met en relief et dont Bailly confie « ce que chacun d’entre eux aura tenté de faire peut être ramené à une même volonté obstinée de saisie, à un même désir de ne pas laisser l’effacement emporter avec lui les raisons de vivre. » Ces objets d’étude établissent – dans la traversée d’un pays à pied, en voiture ou en train, dans un mouvement qui allie arrêts et méditations, vitesses et perceptions – les formes d’une modernité qui est le moteur de l’écriture de Bailly. Dans cette modernité, pas de hiératisme ou de contour défini ; telle qu’en elle-même elle apparaît dans une variété d’interprétations, et donc de perceptions, que seul un regard personnel peut restituer, comme approfondir, en liant documentation et intuitions, rencontres et correspondances. Dans chaque livre de Bailly, cette manière de faire se fait entendre à l’orée ; elle invite à ce cheminement, excluant sans fracas toute approche doctrinaire. Si la phrase de Bailly refuse le déploiement de savantes ramifications, elle s’efforce de dire une réalité ou un destin sans écarter d’elle, en elle, nuances et apartés. Dès lors, on la suit ainsi, dans la forme sourde d’une basse continue, se faire la pulsation d’une réflexion où la vision d’un tableau de Thomas Jones se lie à l’instant de sa découverte, entamant au même instant un phénomène de mémoire qui est déjà le souvenir de cet instant, les pistes qu’il suggère, celles qui font revenir à lui, donnant parfois à l’écriture de Jean-Christophe Bailly une syntaxe qui, sans en être la préoccupation majeure, crée une forme d’aimantation pour le lecteur : combien de « non seulement… mais aussi », ou juste combien de « mais », pour reprendre, comme par ajouts de touches, ce qui, dans la découverte d’un objet d’étude, combat sa disparition, ou un effacement dont on ne sait s’il en émerge ou pourrait être absorbé dedans. Si cette écriture n’était pas sans cesse à guetter avec une curiosité presque vertueuse, essayant d’énoncer sans rien affirmer ce sur quoi elle choisit de « revenir », elle n’aurait pas le même mystère. Là non plus, pas d’intimidation via la multiplication des sources : ces quatre aventures galloises se signalent les unes aux autres par des passages subtils, des souterrains discrets, puis parfois, plus visiblement, avec une vivacité fraternelle, par des signes, des appels. Ainsi Thomas Jones peint-il en Italie au beau milieu du dix-huitième siècle des toiles qui ne saisissent rien d’autre que les maisons quasi lépreuses qui lui font face, avec un angle de vue, un regard en soi photographique, qui éconduisent la peinture de genre (il en est pareil pour ses paysages). La modernité de ce geste demande d’entrer dans un espace-temps particulier, avant que ces œuvres révèlent leur importance au milieu du vingtième siècle. Ces traversées dessous le temps fascinent Bailly ; elles disent autant les aléas de la reconnaissance que la disposition des hommes à regarder vraiment un art en train de se faire. Si Dylan Thomas fut, lui, reconnu de son vivant, sa poésie retient notamment l’attention de Bailly via le poème destiné à la radio Under milk wood : « Parfaite, une langue n’a sans doute pas à l’être. Perfectible, elle l’est forcément, et l’outil de la perfectibilité, c’est le poème entier de ses usages, de tous ses usages. L’une des plus grandes forces de Dylan Thomas aura été d’avoir compris cette dissémination par laquelle le poème d’une langue se propage hors de ses usages et tournures littéraires consentis, en incluant ceux-ci dans les flux enchevêtrés de tous les énoncés possibles, celui du boutiquier comme celui du discours intérieur, celui de la presse comme celui des récits légendaires. » L’arrivée au Pays de Galles du personnage d’Austerlitz du livre éponyme de W.G Sebald livre ainsi, après la peinture redécouverte de Jones et le poème « complet » de Thomas, une autre aventure, mêlant à nouveau enquête et mise en perspective. Bailly y souligne cette forme d’enchâssement dans l’écriture du livre de l’écrivain allemand, comme le sont les voix multiples qui se font entendre dans le poème de Dylan Thomas. Ni kaléidoscope ni miroitements : l’œil de Bailly s’oriente vers les alliances qui se lient à l’intérieur d’une œuvre, de troublantes cohérences hors des significations généralement relevées, pour ensuite donner à voir une création artistique (ou un paysage marqué par l’extraction du charbon dans la quatrième partie). Il ne s’agit pas de constater un état du monde, plutôt de réaliser le dessin des strates d’une œuvre croisée à une époque dont l’écrivain Bailly a l’intuition, et qu’il parvient à accomplir sans éblouissement sous nos yeux, avec le souci particulier de résoudre un questionnement en lui. La matière d’un livre en devient la narration, la manifestation – jamais la réponse.
Marc Blanchet

Jean Christophe Bailly, Saisir, quatre aventures galloises, coll. Fictions et cie, Seuil, 2018, 256 p., 20€.


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