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(Anthologie permanente) Suzanne Doppelt, Rien à cette magie

Par Florence Trocmé

Livre-rien-a-cette-magie

Suzanne Doppelt publie
Rien à cette magie,
aux éditions P.O.L.
ce que tu vois déjà s’en va l’activité est dans l’air de la poussière cosmique hors du cadre on n’y voit goutte elle est ici et elle est là magiquement mais plus que dans le marc de café car il souffla bien fort ce jour-là et tout s’envola tranquille au vol inverse

imitant légèrement l'oiseau elle se tient dans l'air d'une manière parfois d'une autre, plus ou moins longtemps contre et avec l'agitation du vent, son vol est naturel mais sans ailes et sans organes analogues, chaque bulle se déplace parmi les bulles de son espèce, il leur arrive même de former des grappes follement explosives, elle ne chante pas et ne fréquente ni les arbres ni les fils électriques, un non-oiseau qui tient un peu de lui. De la mouche aussi et du petit dirigeable, elle traverse l'espace lorsqu'un simple courant d'air la dévie de son axe, pour bien l'apprécier mieux vaut la suivre de très près dans l'ombre ou alors dans la lumière, le corbeau ne vole que le jour, le hibou ne vole que la nuit, elle vole le jour et la nuit, dès lors qu'un jeune homme se met à la tâche. En vue d'y voir plus clair, vers le haut il fera beau, vers le bas il pleuvra, vers midi la nuit commence, vers minuit le jour se prépare, à peine un oiseau mais un oiseau malgré tout, un drôle d'augure
chaque chose a son mode de corruption, la fleur se fane, le verre se casse même s'il peut plier d'un pouce par pied et le tissu se déchire sur plusieurs centimètres carrés, la bulle s'évapore à cause du moindre aléa, elle est si fragile qu'elle peut finir aussitôt, une explosion discrète qui ne laisse rien paraître, aucune trace ni odeur, tout juste une impression dans l'air. Ou un trou supposé pour commencer à peindre et voir à travers le monde et ses affaires, au milieu de ses murs rapprochés un écolier qui dessine, un château de cartes, une toupie en équilibre comme l'est le jeune homme penché, le petit perché, le verre sur le point de tomber et le tableau de disparaître à la vue. Il faut alors s'y remettre, refaire la prise de bonne grâce car il s'agit deux ou trois fois au moins de répéter ce qui le mérite, un beau secret partagé par certains, l'art et la manière de faire ces petits globes de savon pour qu'ils durent le temps d'un joli coup de pinceau ou d'un souffle appliqué
dix veilleuses ne valent pas une lampe et dix gouttes d'eau ne valent pas une veilleuse et pourtant il rayonne un léger spectre, un faible éclat mais un éclat quand même, car c'est l'air et la lumière qu'il prend à la pointe de son pinceau ou à l'autre bout du tube où se concentrent puis se replient le temps plus l'espace en entier par son corps un bon conducteur électrisé. Un soupçon de lumière qui ondule, glisse comme il peut dans l'air, un point silencieux divaguant et imitant légèrement l'oiseau, on doit le suivre des yeux pour retenir la leçon, une leçon très spéciale, les propriétés de la matière, la marche du temps ou l'usage du monde, à chaque ouvrage son éclairage et à chaque âge son plumage. Toute lumière a une bouche, et parle, celle-ci se tait pour ainsi dire, elle répète une histoire sans parole avec du souffle dont les héros électrisés servent de modèle officiel, du savon, de l'eau et plusieurs colorants font une simple réaction mais de quoi éclairer le tout

Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P.O.L., 2018, 80 p., 13€.
Sur le site de l’éditeur :
Entre 1733 et 1734, Chardin peint trois fois Les Bulles de savon, trois versions très proches d’une même scène : un jeune homme s’amuse à faire des bulles sous l’œil curieux d’un enfant à moitié dans l’ombre. (...) À partir de ce célèbre tableau de Chardin, Suzanne Doppelt invente un livre conçu comme un petit théâtre d’ombres et de marionnettes, un étonnant dispositif poétique et photographique pour tenter d’accompagner la construction de ce tableau. Le livre revisite ainsi de façon très originale le thème de la vanité.
Il ne s’agit pas simplement d’histoire de l’art, même si les descriptions tendent parfois vers une certaine forme d’objectivité, ni même de philosophie. Le texte poétique joue à tourner autour de ce tableau, au plus près de cette séquence mélancolique où l’on voit une petite sphère sur le point d’exploser. Comme pour rechercher une solution aérienne qui préserverait fugitivement la lumière de l’enfance, la bulle doit être soufflée à nouveau, indéfiniment, et le texte, à la façon d’une ritournelle, revient à cette figure spectrale – une manière de rythmer le temps, sujet central de cette image.
A noter
Lecture de Suzanne Doppelt le dimanche 18 novembre à 18h, à l’occasion de la parution de Rien à cette magie et d’Avital Ronell.
Double Change et la Galerie éof
15 rue Saint Fiacre
75002 Paris
Métro Grands Boulevards
Entrée libre


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