Poète objectiviste américain d'origine lituanienne, Louis Zukofsky est l'auteur d'une œuvre étrange intitulée A, long poème en vingt-quatre mouvements commencé en 1928 et achevé quarante-six ans plus tard, en 1974. En marge de ce " poème d'une vie ", il poursuit ses recherches sur le langage, " fondées sur une forme d'effacement du poète derrière des créations devant donner accès objectivement au réel " (Wikipédia), à l'instar de ses amis Charles Reznikoff, George Oppen et Carl Rakosi.
Terminé quelques semaines avant sa disparition, le 12 mai 1978, 80 fleurs est le dernier livre de Zukofsky. Sa traductrice Abigail Lang le présente comme étant à la fois l'aboutissement d'une poétique et la récapitulation d'une œuvre. " Les fleurs qu'il collecte, écrit-elle dans la postface [troène, menthe verte, saule blanc, santoline, lis, carotte sauvage, rose, thym, chèvrefeuille, mufle-de-lion, iris barbu, aloès, apalachine, achillée, aster, zinnia, pâquerette, framboise, chicorée, anémone grecque, dahlia ou impatiens], Zukofsky les a vues : dans son jardin à Fort Jefferson sur Long Island, ou au cours de deux voyages, au bord du lac de Côme et aux Bermudes. Souvent, un peu de contexte reste pris dans les racines. Mais le présent de l'expérience ne se limite pas aux choses vues ou éprouvées. Souvenirs et lectures compliquent, en le feuilletant, l'instant présent. Si bien qu'affleurent aussi des citations, parfois réduites à un mot, glanées dans les manuels de botanique et les lectures du moment. [...] Enfin, 80 Flowers est aussi une anthologie de ses œuvres passées, un florilège d'autocitations, une boîte-en-valise textuelle accomplie par le moyen de la synecdoque. "
La singularité des poèmes frappe d'emblée. Le souci du langage apparaît extrême. Le dispositif formel, la métrique rigoureuse (cinq mots par vers), les dérégulations syntaxiques, brouillent le sens ; la disparition des signes de ponctuation, l'élagage des déterminants, l'incertitude des découpages, la flexibilité naturelle de la langue anglaise, " où une même forme est couramment susceptible de deux ou trois fonctions grammaticales ", en compliquent l'écheveau tout en en accroissant les possibilités. " Les sens foisonnent et varient à chaque lecture ", note Abigail Lang. Mais pour en " éviter le risque d'atomisation ", pour empêcher que " les poèmes se réduisent à une suite de mots égrenés ", Zukofsky " recrée des liaisons, une syntaxe alternative " ; ce faisant, " télescopant des mots ", " créant des composés inattendus ", il " déplace les catégories et modifie le découpage du monde. "
Venus's Looking-glass
Bell-looking-glass upright leaf-shells ring the
herb stem two flowers climb
come May near-ground-axil seeded unopened
clasp soon June higher perfect
red-purple specular as speculum venery's
mirror-bell flowers one for three
no harebell hanging chase azur'd
veins flight faced skies unseen
Heureuses dérobades du sens. Le souci du langage autant que de la chose (on songe souvent à Francis Ponge) exige du lecteur une attention redoublée. Il lui faut scruter les énoncés, interroger les agencements, questionner les rapprochements, évaluer les proximités, se perdre dans les zones d'ombre, pour voir peu à peu la fleur regardée, dite, décrite, suggérée ou évoquée, et comprendre le lien noué par le poète entre l'intention objectiviste et l'intention formelle. La traduction d'une telle machinerie est délicate. Littérale et précise, mais parfois aussi libre et inventive, elle restitue la poussée végétale, l'épanouissement floral, la variation des couleurs, la coulée des saisons, la forme et l'éclat, les allusions livresques et les bribes de poèmes passés. Laissant agir l'écoute, attisant l'imagination, elle met en lumière le texte tout en en restituant les ombres et les incertitudes originelles.
Miroir de Vénus
Belle-au-miroir dressée feuilles-coquilles ceignent la
tige herbeuse deux fleurs s'élèvent
vienne Mai aisselles-près-du sol pleines encore-closes
étreignent bientôt juin plus-hautes parfont
rouge-pourpre spéculaire à speculum vènerie
clochette-miroir fleurit une pour trois
aucune campanule pendante en chasse
veines azurées s'enfuit face-aux-cieux invisible
Cette résistance du poème, en anglais ou dans sa traduction française, est chose délectable. " Réduits à la notion, sans cas, nombre et genre ", les mots " rayonnent " (A. Lang), ajointant langue et monde : " thym temps ", " tige-carrée feuilles-cordées ", " un-quart mûrit immortel bouche-bée ".
Olivier Penot-Lacassagne
Louis Zukofsky, 80 fleurs, Traduction de l'anglais (États-Unis) et postface d'Abigail Lang, éditions Nous, 2018, 89 p., 14€.