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(Note de lecture), Gérard Duchêne, Lisibles et illisibles, par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Gérard DuchênePoète et peintre, Gérard Duchêne (1944-2014) a toujours travaillé le langage comme matière et comme refus. Dépossédant le livre de sa destination traditionnelle plus que de sa nature, il en a fait un espace où explorer son travail. C’est la somme de ces expériences que recense le superbe Catalogue raisonné des livres de Gérard Duchêne, rédigé et présenté par Anne-Marie Poncet : 360 pages 30 x 25 cm sous couverture cartonné, 237 illustrations la plupart en couleurs, souvent pleine page. Cinq contributions accompagnent et éclairent l’œuvre (Isabelle Herbet, Gérard Durozoi, Pierre Manuel) et le parcours de l’artiste (David Ritzinger, Anne-Marie Poncet) : elles se complètent sans se répéter, chacun des contributeurs ayant eu avec l’artiste et / ou avec l’œuvre une histoire particulière. On ajoutera une série de vingt-deux index facilitant le déplacement dans ce catalogue et montrant, à travers sa caution scientifique, la richesse et le sérieux de cet ouvrage.
Publiant ses premiers poèmes en 1966 dans la revue Traces, Gérard Duchêne ne cessera de croiser des lieux éditoriaux (revues ou éditeurs : Collection Génération, Ecbolade, Les Cahiers de l’atelier, etc.) avec une manière qui le fera glisser vers une pratique individuelle du livre d’artiste, effaçant souvent la frontière entre texte et champ artistique ; ainsi de Alligator, performance réalisée sur la plage de Wimereux dans le Pas-de-Calais en juillet 1990 dont témoigne une série de cartes postales préfacée par l’auteur : « Ce qui m’intéresse, c’est la présence du texte et sa disparition simultanée ». Ce mouvement paradoxal est caractéristique du travail plastique de Duchêne ; ayant fait partie du groupe Textruction au début des années 1970, il s’oriente vers un vaste travail qu’il intitule Journal d’Il et qui l’occupera durant plusieurs décennies : le désengagement du moi s’inscrit en creux dans un texte illisible : écrivant à l’acide sur des plaques de polystyrène extrudé que cela creuse, il frotte ou macule celles-ci (crayon, peinture, etc.) pour les appliquer ensuite sur des supports différents : apparaît donc en blanc la partie écrite. Ce qui peut aboutir à une toile libre se retrouve aussi dans l’espace du livre, soit à côté d’auteurs (Butor, Prigent, Degoutte, etc.) ou de plasticiens (Viallat, Guerbadot, par exemple), soit pour élaborer un livre seul, à tirage limité ou édition unique, poussant au bout de sa logique le livre d’artiste. Le détournement d’images procède d’une démarche semblable et aboutit à cette même diversité, comme le montrent les très nombreuses illustrations.
Bien plus qu’un catalogue, Lisibles et illisibles est une grande porte d’entrée dans l’œuvre de Gérard Duchêne : on ne peut que souhaiter que ce socle favorise une reconnaissance plus large de son travail. Outre les reproductions qui donnent à voir ce travail dans et hors du livre, on trouve de nombreux textes critiques de l’artiste, dont je détache un extrait publié à l’occasion d’une exposition en 2001 : « J’ai (...) décidé depuis 1971 de m’extraire des codes pour rentrer dans l’illisibilité formelle de la parole et du texte écrit (...). Mon travail est basé sur le refus des normes, ce qui le justifie. Une affirmation de l’individu basée sur le détournement des médias imprimés. » (p. 201.) On y lit aussi de nombreux poèmes, parfois influencés par le surréalisme, qui permettent de suivre le cheminement de Duchêne ; en voici deux fragments, le premier de 1967, le second de 2013 :
« J’ai des coureurs d’ombre sous les aisselles / dans le ventre l’aubépine noyée /  tartiné juste – l’œil fanal / du mobile exact // luire par vocation / rythmique / assiégé // EN (seul – seul – seul) piaillant / forte frontière » (Décantées, p. 27)
« J’entends le silence /   me toucher // la besace est toujours pleine /de mots qui engendrent /    des histoires. / Des histoires où les voix / sont sourdes et aveugles. /Elles s’attribuent la nécessité du présent // Peut-être / Tout ce temps / pour oublier que l’on est vivant // Regard du doute /  La fin d’un mot /       son précipice » (p. 258)
A ces titres divers (poésie, livre et place dans l’histoire du livre d’artiste, travail pictural), ce catalogue raisonné dont il faut souligner aussi la qualité de la mise en page est un travail d’autant plus remarquable que son prix est dérisoire. Il y a dans ce choix une générosité qui fait écho à celle que manifestait Gérard Duchêne vis-à-vis de ses amis, des auteurs et des artistes.
Ludovic Degroote

Gérard Duchêne, Lisibles et illisibles, catalogue raisonné des livres de Gérard Duchêne (1944-2014), Méridianes, 2018, 360 p., 30 € - Bon de commande sur le site de la Galerie La Belle Époque.
Exposition :
Une exposition autour de la sortie du catalogue raisonné des livres de Gérard Duchêne se tient à Villenvue d'Ascq.
L’isolée [espace d’art] 17 Chemin des Vieux Arbres 59650 Villeneuve d’Ascq (Métro Hôtel de Ville – sortie Porte de la Salamandre dans V2)
L’exposition est visible du samedi 15 décembre 2018 au 26 janvier 2019 – Mercredi, vendredi et samedi de 15h à 18h30 ainsi que sur rendez-vous en nous contactant : 06.09.96.71.47  [email protected]


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