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(Note de lecture), Gérard Macé, Colportage, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Gérard Macé  ColportagesTel est le pouvoir de l’imagination devant l’érudition : elle peut l’accroître, l’aider à digresser – la pervertir. Ici, elles s’éprouvent dans le même corps. Imagination et érudition placent Gérard Macé devant des objets qu’il contourne, détourne, afin d’en apprécier des facettes inconnues, en décrire des enjeux inédits. L’auteur inquiète de lumières nouvelles des évidences, donne à des constats communs des perspectives troublantes. En emportant choses et êtres vers d’autres territoires, sans les abstraire ou les conceptualiser (quoiqu’avec le désir de percer le secret de leur origine ou de leur apparition – ou leur permanence), Gérard Macé poursuit de livre en livre un jeu dont l’exigence est de renouveler l’approche d’une œuvre, d’un auteur ou d’un sujet, jusqu’à perturber l’obsession contemporaine de définir ou nommer. Dans Colportage (trois ouvrages réédités en un seul volume avec de nombreux ajouts), des amitiés littéraires se font entendre, un plaisir des rapprochements et des déductions nourrit chaque texte. Tout est objet de curiosité ; et devient étude pour en parler. « Les lecteurs de Claudel, ceux de Segalen plus encore, ont voyagé dans une Chine imaginaire et préservée ; en ouvrant les pages de leurs livres ils sont entrés dans Pékin comme si les portes étaient encore debout ; ils ont déambulé dans la ville comme si l’échiquier des rues était intact » : une géographie sensible tisse ces écrits, contextualise un espace où il est bon de pénétrer, afin d’y approfondir une intuition, en veillant, après son départ, de laisser les objets à leur place. L’auteur demande à sa propre écriture de réunir précisions, traits d’esprit et fluidité de la langue, pour parler d’une œuvre picturale ou littéraire (la traduction nécessitant, dans ses fidélités, un autre travail d’imagination). « On commence par céder, à propos de Lokenath Bhattacharya, au prestige d’une langue, le bengali, dans laquelle doivent se répondre les couleurs et les sons puisque c’est une langue au nom d’oiseau. Mais d’après Buffon c’est un oiseau qui ne chante pas. » De manière régulière, comme une forme d’entrée dans une réflexion, l’imagination de l’auteur est en mouvement, désireuse d’emmener le lecteur à l’écart de la pièce principale. Elle privilégie l’intime, envisage la Littérature avec recul. De même, le voyage est perçu à l’égal de cet album d’images qu’est l’Art : un angle de vue qui change les perceptions, non sans ironie parfois. Une esthétique apparaît sans chercher à intimider par trop de développements. Avec pudeur, elle cristallise ce qui pourrait s’évanouir en poudre sous l’effet du raisonnable – ce que favorise souvent le poids des interprétations. L’attention prédomine. Du volumineux Colportage à d’autres rééditions comme Rome éphémère*, Gérard Macé circonscrit un territoire : œuvres, espaces, temporalités ou objets. Il les dépose dans une solution particulière favorisant une réaction chimique. L’obsession de penser est ici inséparable de celle de sentir… Elle détermine ce désir de cheminer autrement dans le temps et l’espace par une réflexion personnelle, avec une écriture délicate, jamais affectée. Cet ouvrage romain offre le panorama d’une cité baroque visible et cachée ; on lui a donnée une lumière qui à force de la nimber pourrait en enfouir les secrets. Macé mène son enquête pour inverser cette approche autoritaire. Il apporte des éclairages, non des preuves. « Loupes, lentilles, nuages, éclipses : on ne sait plus quelle Rome retrouver à travers le faux jour de plusieurs origines, et c’est dans le miroir déformant du baroque, le verre grossissant du savoir et des rêves qu’il faut voir le futur en ruines et le vivace aujourd’hui. » Si les figures de Borromini et du Bernin occupent ici une place de choix, c’est pour trouver l’architecture à travers l’homme, raconter une physionomie de leurs projets, aboutis ou pas. Tout ceci s’agite dans un théâtre d’ombres qui ne cherche nullement à éloigner la grande lumière des cours, des royaumes ou des religions. Cette vision littéraire ne se sépare pas d’une pensée politique et témoigne d’une éthique singulière que Bruno Blankemann, dans les actes du colloque de Grenoble en 2017, recueillis sous le titre Les Mondes de Gérard Macé, articule sous une intelligente trinité (« spectre, rebut et arnaque ») à laquelle on invitera le lecteur à se rendre. Approche de l’écrivain qui s’articule avec bonheur aux côtés de nombreux textes (dont un de Dominique Rabaté, essentiel, sur la poésie de l’auteur) et une correspondance drolatique, et terriblement pertinente, entre deux japonais traducteurs de Gérard Macé.
Marc Blanchet

Rome éphémère est la reprise de Rome ou le firmament, paru précédemment chez fata morgana. Le Goût de l’homme, initialement paru au Promeneur comme les trois volumes de Colportage, est prochainement réédité en folio/essais chez Gallimard.
Colportage, éditions Gallimard, 590 p., 29€
Rome éphémère, photographies de Ferrante Ferranti, Arléa, 130 p., 9€
Les Mondes de Gérard Macé, sous la direction de Ridha Boulaâbi et Claude Coste, Le Temps qu’il fait / Le Bruit du temps, 227 p., 24€.


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