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(Note de lecture), Edith Azam et Bernard Noël, Retours de langue, par Laurent Mourey

Par Florence Trocmé

Faire voix à deux :
lecture de Retours de langue d’Édith Azam et Bernard Noël

Edith azam et bernard noël  retours de langue
Faire surgir l’autre dans le nom, jusqu’à l’autre corps par l’écriture. Par une écriture du corps. C’est déjà ce que déclarait le livre Treize Cases du jeu (P.O.L, 1998) : ce dont il était la conscience, en 1998, interrogeant un « lieu des signes » et un « envers des noms » ; c’est aussi ce dont l’écriture est la portée, consciente-inconsciente, un problème poétique dont l’œuvre de Bernard Noël est la traversée lucide. Une rencontre se fait alors avec l’écriture d’Édith Azam, tout entière envol et question (Oiseau-moi, Landskine, 2018 et On sait l’autre, 2014). Il faut aller alors à la rencontre de ce livre, Retours de langue, où chacun revient de l’autre pour résonner avec soi, se (re)trouver en somme : « C’est bon souvent / de disparaître / pour s’apparaître / un peu mieux loin / beaucoup plus juste… » (p. 38) Il y a comme une leçon de ténèbre dans cette suite très maîtrisée, mais justement au bord de l’abandon, parce que dans l’abandon total d’écrire, l’abandon d’une écriture qui s’oublie elle-même, jusqu’à inventer ses propres incertitudes qui refont une langue. Ceci encore, pour le fleuve héraclitéen : « Si une chose / reste sûre… on ne se croise / jamais deux fois / au même point. » (p. 38) Qui fait le rythme et la forme, par l’expérience, le « principe vital » créateur d’un « intérieur » (p. 9), une parole ouverte par l’autre et avec l’autre et le dépli d’une solitude : la question « comment ça s’ouvre un corps comment / le bout du cœur pointe à la langue / s’inventent alors de nouveaux gestes » se poursuit dans un corps devenu matière du temps et souffle donnant forme à l’inconnu du présent : « il suffit de le prendre aux mots / et le voilà devenu rythme ou mesure » (p. 33).
Faire voix, c’est donc faire surgir. Le titre Retours de langue désigne, semble-t-il, une activité corporelle, incluant rythme, souffle et articulation, et une activité linguistique, par laquelle la langue, par le poème et cette écriture de la rencontre, se retourne sur elle-même, est mise en mouvement, d’abord parce qu’elle circule entre deux signatures, ensuite parce qu’elle est transformée par une voix qui s’invente à deux. La dernière page de la quatrième section est à cet égard à lire, pour sa mise en jeu consciente-inconsciente des catégories de la langue, une mise en jeu qui vient augmenter (c’est la seule acception possible maintenant de la notion d’autrice-auteur, l’acte d’augmenter, selon ce qui n’a jamais été ouï jusqu’à présent) :
je me souviens des jours
et l’insolente déchirure
et la douleur étincelante
les mots sont des crève-misère
le silence autour : crève-cœur
je me souviens des jours qui viennent
m’en veux de ne pouvoir écrire
je n’ai pas peur de l’avenir
et ne dis rien pour tout te dire :
c’est faire un choix voler la mo(u)rt

(p. 28)
Voilà qui n’a rien d’un jeu formel, (trop) conscient de ce qu’il ferait, dans lequel l’écriture à quatre mains risquerait de tomber, empiégée par ses propres calculs. C’est que la densité du « silence autour » est forte et prégnante dans tout ce livre, incitant et poussant le lecteur dans l’aventure d’une écriture en constante découverte d’elle-même, en recherche parce qu’elle s’est déjà trouvée. Au début de la cinquième section « avenir est un verbe plein », avec un présent conjugué à plein temps, la jonction de cet élan étant : « à perte de commencement / passer est un verbe banal » (p. 31). Le verbe est certainement le moyen et l’opérateur poétique de l’expérience. Aussi commencement vibre-t-il avec « graines perdues de la mémoire » (Idem). On peut revenir alors à l’extrait cité de la quatrième partie du livre : comme un avenir et une mémoire du présent : je me souviens des jours qui viennent, ainsi une mémoire en devenir dans l’expérience de vivre, écrire, penser et parler, avec l’autre, comme un dialogue incessant donc : c’est faire un choix voler la mo(u)rt ; mais aussi une diction avec le silence, qui s’entend ici depuis les dents et la langue, ce que réalise ce chiasme prosodique du rien et du tout, l’absolu d’un geste vers l’autre en une ligne : et ne dis rien pour tout te dire : alors s’entend de nouveau le mouvement initial du début de la page : et l’insolente déchirure / et la douleur étincelante.
C’est ainsi que le poème d’Édith Azam et Bernard Noël fait sa propre musique : une voix sans pourquoi parce qu’elle épouse le mouvement de vivre-écrire-aimer. Ces lignes le résument, il me semble : « On écrit pour du vent / pour faire d’étranges sculptures / qui meurent en musique » (p. 53) Parce que tout a lieu seul. Alors la question est tentante de savoir qui écrit, mais la solitude est un partage sans partage, la relation l’opposé de la communication, sa contestation même, ce que Rilke nous apprend dans ses Lettres à un jeune poète. Le livre indique typographiquement la main de qui écrit, mais, comme nous l’apprend cette fois Un Coup de dés de Mallarmé, la voix traverse la typographie par le souffle, une bouche de tout ou rien faite à plusieurs. C’est ce qui fait la force de ce livre, de tout livre de poésie : faire d’une expérience une possibilité nouvelle de vivre et de faire vivre. C’est pourquoi lire Retours de langue revient à commencer encore et toujours à perte de vue.
Laurent Mourey
Édith Azam & Bernard Noël, Retours de langue, Fai fioc, Boucq (Lorraine), 2018, 56 p., 8€


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