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(Note de lecture), Antoine Emaz, Sans place et James Sacré Je s'en va, par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Emaz sacréDans la collection « Duo » dont c’est le deuxième titre, les éditions méridianes publient un livre à deux voix, celles d’Antoine Emaz et James Sacré. Lorsqu’on ouvre la couverture rigide à quatre volets dont les deux extérieurs servent de rabats, apparaissent deux livrets de 16 pages chacun, posés symétriquement, élégamment cousus à cette couverture. On peut en supposer que ces deux voix se feront écho sans présumer que les poètes aient croisé leurs textes : disons que l’amitié et la connaissance réciproque de leur travail sont une raison suffisante de rassembler ces auteurs. En l’occurrence, si le poème de Sacré incorpore le nom d’Emaz, le texte de celui-ci ne fait pas allusion au premier.
Je s’en va, de James Sacré, évoque ce qui se réduit, à commencer par le corps qui « Ne s’y retrouve plus, / Mais s’éprouve – en diminuant » (p. 5) et le temps dont les souvenirs qui restent « font / Un léger bougé de vie » (p. 7) en butte à « l’insaisissable présent » (p. 7). La double mention des poèmes d’Antoine Emaz – comme une présence voire un motif - invite à lier de façon particulière ce constat à celui que lui infligeait la maladie, et trouve jusqu’au titre une résonance forte mais fortuite dans sa disparition toute récente. Mais au-delà de ces circonstances et sans être exclusivement attaché à la figure d’Emaz, le poème de Sacré tourne autour du mouvement de la disparition qu’inflige le temps : celle, sous-entendue et inévitable, de l’être vivant qu’est l’ami, et celle, plus explicite, de l’auteur à travers le pâlissement de souvenirs d’Italie par exemple, autant de présents qui s’en sont allés. Sacré joue avec les indices grammaticaux de personne :  ici, il utilise la deuxième personne du singulier, désignant autant celui qui lit que celui qui écrit ; là, apparaît un « on » à valeur indéfinie ; ailleurs, c’est le « je » qui s’exprime dans une distance dédoublée : soit il fait référence à l’auteur, soit il évoque la désaffection qu’avait Emaz pour l’emploi de ce pronom dans les poèmes au profit de l’indéfini : « “Je” s’arrête en son mot je. / “On »” continue de bruire / Comme un je silencieux » (p. 14). Contrairement à celui qui l’écrit, une œuvre n’est pas destinée à mourir.
Par-delà ce mouvement de la disparition qu’interroge aussi Sacré par rapport à lui-même, écrire est une manière de fixer un état mental. Le poème, dans son impuissance (« le trou noir du poème », p. 11), est un signe tangible de ce qui a été : personne (avec toute l’ambiguïté qu’on peut redonner à ce mot : « Ecrire se perd / Dans le mot temps, autant / Que dans le mot personne », p. 10), photos, souvenirs, autant de pièces de vie que les mots sont à même de coudre pour en faire « quelque chose de continué » (p. 7).
Au « bleu du bleu » (p. 11) de Sacré pourrait faire écho le premier vers de Sans place, d’Antoine Emaz : « tôle bleue ». Dans la veine de plusieurs poèmes (1) celui-ci s’attache à un paysage de bord de mer composé de trois « plans d’eau de ciel de sable » (p. 7) mieux liés entre eux par l’absence de virgule. Texte descriptif où les éléments semblent parfois cloués, à l’image de la page 11 où chacun des onze vers, isolé par un point et un interligne, est comme sédimenté dans la page : « Bleu sans arrêt. // D’un seul tenant le ciel. // Epais, net, dur. // Aplat. »  Plage occupée par elle-même, sans personne (seul un enfant figure dans une page), laissée libre à elle-même, au corps et au regard qui lui font face, à la fois séparés et absorbés. Présence du paysage renforcée par l’absence humaine, comme un monde débarrassé du monde (« une agitation vaine » p. 12), la brièveté des vers concentre les notations descriptives à l’aide de présentatifs (c’est, il y a) par exemple, d’éléments nominalisants (groupes nominaux et infinitifs) et de ce « on » - à mes yeux faussement impersonnel - caractéristiques de l’écriture émazienne. Néanmoins, un mouvement faible et incessant déplace les masses et écrase les couleurs de bleu, à cause de la lumière, et aussi d’un double souffle, celui de l’air dans ce bord de mer et celui, « bien plus court » (p. 8) de ce « on » général et particulier qui est là, vivant.
Ce paysage est à la fois lieu d’accueil (« joie » p. 13) et d’indifférence (« Inhospitalier. Silencieux, indifférent, là. », p.11). Il peut prendre alors une connotation plus large que les seuls éléments dont il est constitué même si « ce qui se perd ici / ce n’est pas du vivant / ou du mort /seulement du temps / pour personne » (p. 10). La paix relative que ce poème pourrait proposer, en miroir de ce paysage, est ambivalente parce qu’on demeure étranger à ces éléments (« avec des yeux de sable/ peut-être / on pourrait raconter » (p. 10), ou parce qu’il n’y a rien d’autre à rejoindre que ce qu’il resterait de présent possible : « et pourtant on finit par partir // sans place / dans trop grand » (p. 14).
Ce dont mer et ciel se fichent bien, qui continuent à vivre de leur côté.
Ludovic Degroote

Antoine Emaz, Sans place, et James Sacré, Je s’en va, méridianes, 2019, 16p.,  chacun
sous une même couverture, 14 €
1. Prises de mer, par exemple, au Phare de Cousseix, paru en 2018.
 


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