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(Carte blanche) à Olivier Devallant : La partition muette : pour une poésie écrite

Par Florence Trocmé

La partition muette : pour une poésie écrite

Autographe nerval
Quand, en 2016, Bob Dylan a reçu le prix Nobel de littérature, j’ai senti que ma vision de la littérature, et de la poésie en particulier, était devenue minoritaire. La poésie, évidemment marquée depuis toujours par l’oralité et le rythme, doit, selon moi, d’abord appartenir à la littérature. Autrement dit, la poésie est en premier lieu un texte, non une musique. Je ne dis pas que la dimension orale d’un poème doit être oubliée, éludée ou niée. Mais elle ne doit pas représenter le signe ascendant de ce poème, son idée première ou sa raison d’être. Il faut toujours lire les poésies, parfois seulement les dire.
J’adore les chansons de Bob Dylan, mais s’il existait, j’eusse préféré qu’il reçoive le prix Nobel de musique.  Car la mélodie embellit le texte, le travestit trop souvent et comme le dit Jacques Roubaud dans un formidable article sur la poésie en 20101 « dans un très grand nombre de cas le dépôt sur la page produit un texte médiocre, comme il arrive à bien des chansons, pop, rock ou pas, si on les prive de musique ». Non pas que les textes de Dylan soient médiocres, loin de là, mais sans musique ils résonnent autrement et presque toujours sont affaiblis. 
Si à l’origine de la poésie, les vers et les rimes avaient été créés pour être transmis et reproduits oralement, ils ont avec le temps gagné une place spécifique dans l’écrit seul. A l’époque moderne, l’illettrisme recule et les auditeurs autrefois forcés, car analphabètes, accèdent enfin à la lecture silencieuse pour connaître une œuvre. En même temps que le roman se développe, la poésie glisse progressivement dans le domaine de l’écrit. L’apogée de ce mouvement se situe peut-être en cette fin du XIXème siècle et au début du XXème avec Mallarmé, Valéry, Ponge, sans oublier Apollinaire et ses calligrammes, conquête finale du visuel sur l’ouïe. 
Aujourd’hui, le lectorat de poésie se réduit comme peau de chagrin et en partie en réaction à cette désaffection, les lectures de poèmes, les rencontres spéciales, voire les poésies-performances se font plus prégnantes, plus centrales. Et de même que les musiciens sont revenus à un système qui repose sur les concerts après la crise de leur industrie, la poésie s’en revient à la « poétique spectacle », valorisant l’oral, délaissant l’écrit. On voit même les lectures de grands romanciers se multiplier. Certains considèrent que les poètes contemporains sont les chanteurs, de rock, de variété, de qualité française. Le Nobel de Bob Dylan est un symptôme de ce mouvement général.
Mais est-ce que la destination finale d’un texte est d’être lu à voix haute ? Si pour le théâtre cela va de soi, ce n’est pas le cas pour le roman. Sinon, les romans seraient principalement « écoutés » sur CD, ce qui est assez rare. Tout n’est pas à dire. Proust, par exemple, est à lire. Certaines fois, la lecture, partielle, de romans peut néanmoins fonctionner. Quand Fabrice Lucchini  dit certains textes, on ne peut nier la force des mots à voix haute. Mais en plus de les dire, il les contextualise, il les commente ; mettez-le une heure sur scène avec des lectures brutes, cela n’aurait pas la même portée.
Pour la poésie, il en est de même, quoique dans une moindre mesure. Mais les poèmes se transforment trop souvent en chansons non chantées, aussi bien pour une diction monocorde digne des récitations d’école que dans des poses théâtreuses ou performeuses. Certains lecteurs à voix haute disent le texte en le décorant outrageusement, parfois pour masquer la faiblesse du texte, si bien que c’est le jeu théâtral qui est mis en avant pour mieux oublier le texte et sa possible poétique2.
Cependant, davantage que ces critiques sur la poésie orale, il me parait important de montrer la puissance de l’écrit et de la lecture silencieuse. Car on minimise la force de l’œil dans un poème. Je vois les mots comme des dessins, la poésie comme un tableau. La poésie est à la recherche de l’instant éternel, de l’éternité du tableau texte ce qui est impossible pour la musique. La musique est temps et ne peut s’en abstraire puisque c’est son fondement. Au contraire, le tableau poétique du texte écrit peut se placer en dehors de cette dimension et alors peut viser l’éternel.
La forme des mots, le signifiant, et les lettres qui le composent ont un impact sur ma sensibilité. La typographie également (il existe même des textes écrits en couleurs), la taille du texte, les majuscules, la ponctuation et plus que tout l’espace. Ces aspects ne peuvent s’entendre, ou à tout le moins ils s’entendent autrement. Il y a nécessairement une perte dans le passage de l’écrit à l’oral, non pas la perte sèche et quasi-totale du passage de la vue d’un tableau à sa description oralisée, mais une perte importante que l’apport du son pourra modifier mais qu’il ne pourra jamais restituer. La récitation traduit et par-là trahit l’auteur.
Il y a aussi cette douce musique intérieure lorsque je lis dans ma tête, ce je ne sais quoi d’intime qui rend le poème plus accessible, ce texte lu en pensée ou pensé en lisant. Surtout, la lecture ne m’est pas imposée. C’est à moi de choisir la prosodie, le temps de lecture, la relecture, les pauses, les images annexes qui me viennent d’une imagination spontanément délirante. C’est la parole poétique devenue écriture qui donnera à l’œil la possibilité de goûter la langue du poète.
Lire intérieurement c’est aussi tenir en main l’objet livre, toucher le grain de ses pages, sa peau, ses traits, ses striures, sa reliure, sa couverture blanche ou colorée. La littérature sans livre, est-ce toujours de la littérature ? Ce livre qui repose dans la bibliothèque et que je peux relire, annoter, partager… Le livre est total, car avec lui toute ma conscience se plonge et recrée un monde simultanément généré par l’auteur et par la perception du lecteur. Un monde intérieur d’apparence silencieuse mais dont la sonorité n’est pas absente. Il y a comme une synesthésie entre l’œil et l’oreille ; quand je lis le début de ce poème d’Antoine Emaz3 : elle bouge avec la lumière / on croyait l’avoir lâchée je vois ces signes en même temps que j’entends les syllabes et l’allitération en L est aussi belle que cette succession de mots dans l’espace.
 
Qui pourra dire ce que sera le poème à venir ? Roubaud parle des quatre dimensions des poèmes : une page, une voix, une oreille et une vision intérieure : « La poésie doit se lire et dire »4. J’ajouterais simplement que l’écrit doit primer sur le dit afin que le texte prime toujours sur la diction.
Olivier Devallant

1 Jacques Roubaud in Le Monde Diplomatique :
https://www.monde-diplomatique.fr/2010/01/ROUBAUD/18717
Paul Valéry in Pléiade I « La voix humaine me semble si belle intérieurement et prise au plus près de sa source que les diseurs de professions presque toujours me sont insupportables qui prétendent faire valoir, interpréter quand ils surchargent, débauchent les intentions, altèrent les harmonies d’un texte; et qu’ils leur substituent leur lyrisme au chant propre des mots combinés. »
3
Antoine Emaz, De peu, Peur, 4 - éditions Tarabuste, 2014 p129

4 Jacques Roubaud - Ibidem
image autographe de Gérard de Nerval - source


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