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(Note de lecture), Ainsi parlait Giacomo Leopardi, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

AP-19-Leopardi« Tout est néant dans le monde, même mon désespoir, dont tout homme sage mais plus paisible que moi, et moi-même certainement dans un moment plus serein, connaîtrait la vanité, l'irrationalité et l'irréalisme » (§ 21)
L'éblouissant Giacomo Leopardi (1798-1837) a, on le sait, le génie poétique d'un Hölderlin, la profondeur d'un Pascal, la virtuosité d'un Mozart, la sagacité vibrante d'un Baudelaire, et l'on en oublie le misérable vivant qu'il fut : nain bossu et contrefait comme Toulouse-Lautrec, aussi régressivement égaré en amour (filial, comme érotique) qu'un Kierkegaard, plus acariâtrement nostalgique que Schopenhauer, son intensité vitale – pour parler franchement - n'aura guère arpenté du monde que l'inlassable guerre qu'elle y a menée contre elle-même. Une guerre patiente :
« La patience est la plus héroïque des vertus, précisément parce qu'elle n'a aucune apparence d'héroïsme » (§ 31), car, suggère le préfacier, dans l'incessante captivité de son corps, Leopardi considéra toujours la vie de trop haut pour s'en imaginer victime, et de trop loin pour s'en vouloir vengeur.
Cette belle et utile anthologie, façonnée, donc, par Gérard Pfister, privilégie le penseur Leopardi, non le poète ; mais comme il pense à même la vie, et que sa constante lucidité est comme enchantée, tout ce qu'on lit (judicieusement choisi, très accessiblement traduit) ici ravit l'âme en instruisant.
Il n'y a nul besoin des philosophes, dit Leopardi (qui les a beaucoup lus!) pour penser. La pensée est une grande fille, que la poésie, loin de l'infantiliser, élève et libère. Le raisonnement naturel se passe fort bien du concept. Pas besoin de spéculation pédante, par exemple, pour conclure quelque chose de ceci (§ 114) : pas de bonheur sans amour du bonheur ; pas d'amour du bonheur sans amour de soi, donc … Ou de cela (§ 116) : la Nature doit le bonheur aux animaux pour les faire tenir à la vie ; la continuité des plaisirs, comme toute continuité, est destructrice du plaisir et contraire au bonheur, donc … Il y a, de même, une subtile et ironique réplique à l'argument célèbre d'Aristote (même pour prouver qu'il ne faut pas philosopher, il faudrait encore philosopher …), ainsi :
« Je n'ignore pas que la conclusion ultime qu'on tire d'une philosophie véritable et parfaite, c'est qu'il ne faut pas philosopher. D'où l'on déduit que la philosophie est inutile car, pour parvenir à ne pas philosopher, il n'est pas besoin d'être philosophe » (§ 159)
  
Les considérations sur l'existence et l'infini complètent Pascal et confirment Schopenhauer. Leopardi avance trois choses : il n'y a pas d'existence infinie (ce qui est ou pourrait être infini, comme le temps, le néant, la perspective etc., n'a pas de présence substantielle, n'est pas quelque chose qui doive assurer une subsistance déterminée dans l'être) ; il n'y a pas non plus d'existant heureux (toute aventure finie, dit-il extraordinairement, manque d'elle-même dans le monde : vivre, c'est manquer de présent - § 48) ; en revanche, écrit-il, il n'y a pas d'infinité malheureuse, car (hors l'ennui et la douleur) l'interminable nous agrée, comme ouvrant sur ce qui ne saurait jamais manquer.
« Toute chose qui nous rappelle l'idée de l'infini est de ce seul fait agréable, quand bien même elle ne le serait pas par ailleurs. Ainsi une allée d'arbres dont nous ne parvenons pas à percevoir la fin » (§ 39)
Or la conscience imaginative de l'homme (au contraire de sa raison) est chez elle dans l'infini, ou, plutôt, n'y a pas davantage besoin d'un chez-soi que lui !
Même l'ennui et la douleur, dit-il étonnamment, peuvent, grâce à l'infini (pensable par l'homme) s'arranger avec eux-mêmes : d'une part, l'ennui révèle parfaitement le réel même dont il dégoûte ; d'autre part, à tout obstacle – même l'infranchissable ennui ! - la conscience peut opposer sa propre variabilité illimitée :
« Seul l'ennui, qui toujours naît de la vanité des choses, n'est jamais vain, jamais trompeur ; jamais il n'est fondé sur le faux » (§ 160)
« La variété est si opposée à l'ennui que la variété même de l'ennui est un remède ou un palliatif à l'ennui, comme on le voit tous les jours chez les gens du monde » (§ 18)
Son pessimisme est sans remède, mais, pour cette raison même, sans nihilisme : le réel ne vaut rien, mais il n'a précisément rien à valoir. Le rien ne déçoit et révolte que les enfants et les sots qui en attendaient quelque chose : la nature ne déploie son inhumaine indifférence et ses aveugles catastrophes que pour les êtres qui s'imaginent, devant elle, comme au spectacle – qu'elle n'est justement pas du tout pour elle-même ! La nature, dit superbement Leopardi, qui doit détruire tout ce qu'elle produit pour ne pas en être dépassée, n'est pas pour autant ennemie d'elle-même (mais seulement de ses produits par hasard conscients), car, n'existant pas pour elle-même, elle ne saurait davantage exister contre elle-même !!
« Les enfants trouvent le tout dans le rien, les hommes le rien dans le tout » (§ 63)
« La nature, en vertu de la nécessité de la loi de destruction et de reproduction et afin de conserver l'état actuel de l'univers, est essentiellement, régulièrement et perpétuellement persécutrice et ennemie mortelle de tous les individus de tout genre et de toute espèce qu'elle met au monde » (§ 209)
 
Nous sommes justement des enfants quand nous oublions que la nature est une enfant, - non parce qu'elle aime casser ses jouets, mais parce qu'elle doit détruire tout ce qu'elle génère avant de pouvoir en jouer ! :
« La Nature est comme un enfant : avec le plus grand soin, elle se fatigue à produire et à mener à la perfection ce qu'elle a produit, mais à peine l'y a-t-elle mené qu'elle songe à le détruire, elle s'y attelle et travaille à sa dissolution » (§ 203)
Ni nihilisme (l'homme n'existe pas pour rien, mais pour la vie), ni spiritualisme naïf et béat (l'homme n'existe pour la vie que comme son moyen insensible et épars), mais un vitalisme comme décomplexé et libérateur : puisque la vie humaine est clairement contre-nature, écrit Leopardi (elle vit par une raison dont la nature n'a nul usage ni besoin, et l'émergence de l'universalité et de la nécessité rationnelles y est particulière et contingente), alors la mort humaine doit pouvoir l'être aussi ! Formidable brèche ouverte alors dans l'absurde et le fatal, et par eux en nous (Leopardi ferraille avec la jubilation d'un Hume contre l'intérêt des miracles pas moins que le flétrissement du suicide) !
« Devant vivre contre nature, pourquoi ne pouvons-nous mourir contre nature ? Si l'un est raisonnable, pourquoi l'autre ne l'est-il pas ? Si la raison doit être maîtresse de la vie, si elle doit la déterminer, la régler et la dominer, pourquoi ne peut-elle en faire autant avec la mort ? » (§ 110)
Son matérialisme (« Tout est matériel dans notre esprit et dans nos facultés » § 98), son intransigeance (« Les hommes n'ont pas honte des offenses qu'ils commettent, mais de celles qu'ils subissent. Aussi, pour obtenir que les offenseurs aient honte, il n'y a d'autre moyen que de leur rendre la pareille » § 224), son pragmatisme (« Il est bien connu que les règles naissent quand il n'y a plus personne pour agir » § 73), son pessimisme (« L'imposture est l'âme, pour ainsi dire, de la vie sociale, et l'art sans lequel aucun art ni aucun talent, si l'on considère leurs effets sur l'esprit humain, ne sont véritablement parfaits » § 221) ne sont que l'effet du courage et de la cohérence de cet homme. Vaillance et rigueur, qui n'empêchent ni l'amère ironie,
« L'homme serait tout-puissant s'il pouvait être désespéré toute sa vie, c'est à dire si le désespoir était un état qui pouvait durer »  (§ 176)
ni, justement, la toute-puissance de l'humour :
« Terrible et awful est la puissance du rire : qui a le courage de rire est maître des autres, comme celui qui a le courage de mourir » (§ 201)
ni la si singulière humilité de cet égoïsme :
« Je n'ai pas honte de dire que je n'aime personne si ce n'est moi-même, par nécessité naturelle, et le moins qu'il m'est possible » (§ 156)  
Ce carnet Leopardi est à l'image de cette pertinente collection (il est son
17ème volume) : affûté, net et prodigue. Merci à son rédacteur (et initiateur).
Marc Wetzel

Ainsi parlait (Così parlò) Giacomo Leopardi – Dits et maximes de vie choisis et traduits de l'italien par Gérard Pfister - Édition bilingue – Arfuyen, 2019, 176 p., 14 €. Sur le site de l’éditeur.


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