Magazine Culture

(Note de lecture), Gérard Arseguel, Le Campanile de Sambuco, par Christian Tarting

Par Florence Trocmé

Gouttes d’éternité

Arseguel
« [L]es poèmes sont comme une cloche, qui pend à l’air libre, et qu’il suffit d’une légère chute de neige sur elle pour désaccorder (1) » Immédiatement vient à l’esprit cette si belle phrase de Heidegger ; non pas même à la lecture mais à la vision du livre-poème de Gérard Arseguel, Le Campanile de Sambuco, titre qui plus qu’à une géographie, à la singularité piémontaise, renvoie à un sentiment d’appartenance, à un ancrage rêvé ; c’est-à-dire élu, c’est-à-dire à une puissance, une ombre forte du monde intime, de son treillis de résonances.
La question du lieu choisi (du lieu écrit, du lieu discrètement romancé – de la délicatesse du roman du lieu) est si importante, pour Gérard Arseguel. Nous n’avons pas attendu Le Petit Bois qu’aimait Gérard (2) pour en avoir l’assurance. Mais ce court livre de la fragilité, cette série discrète de l’émotion qui passe par le temps et le corps, tenue, non épanchée, contrôlée de façon virtuose – sans ostentation, dans une pure délicatesse de la maîtrise, un désaffichement schubertien –, nous donne sans doute le cœur de cette longue et fournie et puissante affaire lyrique qui est celle de l’auteur des si nécessaires Portrait du cœur sous les nuages et Autobiographie du bras gauche (3)
Nous le savions : il est un élégiaque. Un élégiaque sans jeu, si je puis me permettre, sans aucun tourner autour, sans rien d’une distance plus ou moins ironique quant au moment du chant, au moment du chant de deuil. Si celui-ci est possible. Tout, dans Le Campanile de Sambuco, est dans ce mouvement de faire avec l’objet perdu. Qu’est-il, lui, sinon notre corps passé, notre enfance peut-être désaccordée ? (Je ne veux pas dire notre mémoire.)
Je l’entends ainsi. J’entends ce poème-livre comme une essentielle mesure de survivance, vers à vers et littéralement mot à mot, puisque le voici gagner un foyer de beauté par sa disposition radicale : pas un mot de plus que le mot, dans le vers – pas un mot de trop.
Le poème-livre avance vers à vers dans la fausse distance, la pudeur du constat. Le livre-poème est dans ce bel être-là, gouttelé, s’accordant à la « céleste / ponctuation » ; à cette « topographie mentale des seuils » – formule avancée ailleurs par Gérard Arseguel – qui dit profondément le vrai de l’espace poétique non investi mais vécu, d’une ligne à l’autre : d’une ligne de vie à l’autre.
Le poème (le livre) est comme une cloche. Un bout de respiration le fait tinter. Il affirme son lieu de cette chiquenaude qu’un Arvo Pärt nomme, après Edgar Poe et s’accordant à l’idée d’une persistance sonore qui réécrit-actualise, tintinnabulation. Coup d’ongle sur l’ordre ancien qui est préservé, réservé dans l’essence de ses formes pour être, par la voie douce des échos – de la survivance (Nachleben), j’y insiste –, le tenseur particulier du présent. Pour mettre au présent la forza del passato. Les « pythies / [sont] / lovées / dans / le / chignon / du / vent » ; elles peuvent dire « le / vomi / de / l’air » mais encore, et d’abord, « l’éclair / du / bras / dans / la / pensée », cet allant peut-être « chiffonné » de soi qui sait que le monde est monde mais, dans la butée exacte de la langue (du poème), défait l’évidence – la transforme.
Christian Tarting
Gérard Arseguel, Le Campanile de Sambuco (confine di stato, 2), éditions Larifla !, 2019, non paginé, 12 €.
1 Martin Heidegger, “Avant-propos”, in Approches de Hölderlin [Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, 1951], traduit de l’allemand par Henry Corbin, Michel Deguy, Jean Launay et François Fédier, Gallimard, “Classiques de la philosophie”, nouvelle édition augmentée 1973, p. 7.
2 Le Petit Bois qu’aimait Gérard, Mettray, 2017.
3 Portrait du cœur sous les nuages, Flammarion, “Poésie”, 1988 & Autobiographie du bras gauche, Tarabuste, “Reprises”, 2017 (tout particulièrement pour Esthétique de l’abandon, initialement publié en 2001 par le même éditeur).


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines