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(Note de lecture), Julien Blaine, Petit précis.... et Le Livre, par Olivier Penot-Lacassagne

Par Florence Trocmé

Julien Blaine  petit précisJulien Blaine l’aurignacien, comme naguère Joseph Delteil le paléolithique… « Dans la chair-boue jusqu’à mi-cuisse », étrillant la modernité acosmique de nos contemporains, retrouvant « le ventre de la terre », Blaine vient de faire paraître deux ouvrages qui ne peuvent rester lettre morte. L’un, Petit Précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle, chante – comme on le fit dans les grottes de Chauvet, de Cazelles ou de Cosquer – « notre rapport / au noir profond, / aux animaux alliés, / à la nature, / à ses éléments ». L’autre, intitulé Le Livre et publié une première fois en mars 1965 dans la revue Ailleurs, est un récit des commencements, genèse hors des monothéismes, mythographie des liaisons et des relations. Dans ces ouvrages, différents bien sûr (50 ans les séparent) mais de même veine, le monde afflue.
Julien Blaine  le livreLe second, étrange et puissant, marque un seuil. Inaugurant une vie d’écriture, Le Livre relate du monde la fureur originelle, les ensemencements successifs, la chaîne des fondations. De la « Naissance de la ruchée et de son paysage » à « L’éparpillement de la ruchée », Blaine remonte le « fleuve » du temps, « au-delà de la source », en deçà de l’Histoire, pour conter la formation des choses, la venue des hommes et des femmes (« calcairiens à la chair de calcaire », « calcairoises à la peau d’ambre »), le tumulte des vies modelées par l’air, l’eau, le soleil. Apprentissage du langage (« les sept onomatopées qui permettaient de communiquer en sauvegardant l’émerveillement ») et des rites funéraires, apprivoisement des éléments (« vaincre l’eau », « imiter le feu », « dominer le vent »), érosion de l’ignorance et déploiement de la connaissance, concurrence de la pulsion sexuelle et du sentiment amoureux (devenir « chair pure », « outre chair », « plus que chair »), célébration des forces surnaturelles (Poulpo, Cypresséant, Mouetter, Leïkina) dont on apprend les colères, dissémination des « progénitures » sous l’élan des « découvreurs », installation de nouvelles communautés : des commencements aux fondations, l’auteur propose une poétique de l’histoire où le temps de la terre et le temps des hommes s’épousent et s’entremêlent.
Loin des hystéries religieuses et des ciels vérolés de croyances assassines, le premier opus Petit Précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle chante un demi-siècle plus tard « notre union au ciel et au feu / à la terre et aux mers ». Ample et généreuse, la Vénus à la corne, de toutes humanités, y supplante le « dieu unique » des Chrétiens, des Juifs et des Musulmans. Feuille, plume, poisson, œil, vulve, ovales fendus ou percés, abondamment reproduits, rappellent « d’où nous venons » – « ventre de chair molle » ou « ventre de la terre ». Dans ces pages illustrées de photos, d’images et de dessins se dit une longue errance érudite et sensible (voir la « Conférence au musée de la préhistoire de Tarascon/Ariège »). Mythes apolliniens et solaires, rites d’Amérique et d’Afrique, représentations symboliques ou allégoriques, travaux des paléontologies et des spécialistes de la préhistoire, explorations sur le terrain à « la rencontre des cultures naturelles » ont nourri pendant plus de vingt ans les recherches de Julien Blaine sur « l’écriture originelle », quête ponctuée de nombreuses parutions (1 500 pages publiées) dont est donné un aperçu passionné et pressant. Pourtant, l’accumulation érudite ne tarit pas les aléas de l’intuition. Ouverture plus qu’errement, l’erreur est promesse de savoir. Elle fait valoir ce qui restait inaperçu, renoue les liens défaits, relève les significations perdues.

Je vis dans l’erreur, cette erreur me comble. Elle a sur moi un effet aussi fort que si j’avais découvert leurs rites, leurs chants ; je lis et décrypte leurs icônes, je traduis tout et je transmets : je sais.

Bien sûr, je ne sais rien mais cette incompétence, cet accomplissement dans l’incompétence est plus fort que le savoir.
Je connais leur culture, je vis leur culture mais je ne puis ni la dire…
Comme les enfants, je fais semblant de connaître, je fais semblant d’y être ;
Je fais semblant d’en être.

Propos de poète, dira-t-on négligemment, pointant d’un doigt magistral l’extravagance des suggestions (naturalistes, chamaniques, primitivistes) mises en mots. Blaine, répètera-t-on, n’est pas le premier à chanter ceci et à célébrer cela, cultures disparues, cérémonies rectifiées, rites oubliés. Vieillissant, se détourne-t-il de son époque pop-pop-pop, friande d’audaces formelles et de jeux intermédiaux ? Quid de ses poèmes de naguère, « en chair et en os », « à cor et à cri » ? En plus de pourfendre les attendus poétiques, transmettaient-ils déjà cela ?
Apprenons à lire dans cette semblance (« faire semblant » d’y être et d’en être) l’expression d’un renversement, la volonté de nouvelles fondations : contre une culture mondialisée « fondée sur la mort, et qui ne revient qu’à la mort, répétitivement » ; dans un monde « écrasé par les thanatocraties, d’irraison et de raison » (M. Serres), il est bon d’avoir la mémoire longue pour éviter de répéter les mêmes gestes de mort et de destruction. Le « je » omnipotent du Précis (« qu’est-ce que je veux dire ? ») s’efface donc et se met à l’écoute (« qu’est-ce qu’ils veulent me dire ? ») ; il se densifie sans se répandre, s’affermit sans parader. L’aurignacien qu’est Julien Blaine « essaie de comprendre » ; il « réinvente des rites certainement inexacts », s’approprie et fait semblant de connaître, se trompe (il le sait) mais ne renonce pas à faire parler le lointain (aurignaciens vieux de 45 000 ans, aziliens vieux de 15 000 ans), à parler des langues inconnues de nous ses contemporains amnésiques, égarés dans un monde à l’agonie.
« L’esprit parfois se plaît à vagabonder dans les lieux extrêmes, où l’air est rare », écrivait Delteil. « Rompre avec le Temps et l’Histoire », « entrer à pieds joints dans le Désir » pour « d’autre alliances et combinaisons diablement fertiles » (Delteil encore). Le Petit Précis de Blaine est tout à la fois une autobiographie vertigineuse, bien que lacunaire et partielle, un exposé rapide présentant l’essentiel d’une matière, le résumé d’une vaste recherche ouvrant sur « un espace autrement plus vaste que la culture française » (K. White), une course intellectuelle et sensorielle « à la recherche des représentations de la vulve à travers les cultures et à travers le monde », un manifeste enfin pour un avant-gardisme décillé. Apportant à cette dernière notion un accroissement considérable, Blaine redécouvre et cartographie un monde que les avant-gardes ont délaissé. Le temps d’un élargissement est venu. Sur les ruines d’une culture étriquée, explorant de nouvelles manières d’expérimenter la vie, il s’aventure hors des déconstructions convenues, sur des territoires où poursuivre en mode majeur l’impérieux travail de refondation de l’action et de la pensée.

À partir des gravures des vulves aurignaciennes, je réinvente des rites, des cérémonies, des chants, l’avant-garde de la fin du XXe et du début du XXIe siècle qui a réinventé le rapport aux gestes, au corps, aux cris et à la voix retrouve ses sources.
Sans doute, une fois encore, une fois de plus, je me trompe… mais sait-on jamais ?
Peut-être de temps à autre, je tombe juste, vrai.

Saluons cette exigence autant que cette exubérance. Elles nous enjoignent d’ouvrir les yeux, tendre l’oreille, humer le vent. À la langue près, une pensée neuve, entre nous et le monde.
Olivier Penot-Lacassagne

Julien Blaine, Petit Précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle, Éditions Dernier Télégramme, 2019, 64 p., 25€
Julien Blaine, Le Livre, Les Presses du réel, coll. « Al Dante », 2019, 208 p., 17€


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