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(Note de lecture), Delphine Durand, Connaissance de l'ombre, par Hubert Haddad

Par Florence Trocmé

Delphine Durand
à l’avant des mondes

Delphine Durand  connaissance de l'ombre
Rien ne ressemble au poète ; Shelley le savait « caché dans la lumière de la pensée », dissimulé en son propre embrasement. De fait, bien souvent, on l’ignore par une espèce de distraction forcenée. Aussi quand, rare prodige, advient jusqu’à nous une voix neuve, d’une singularité bouleversante, sa promesse commande de s’en confier expressément, comme La Fontaine répétant un matin à chacune de ses rencontres : « Avez-vous lu Baruch ? Quel beau génie que ce Baruch ! » Ce n’est pas du disciple de Jérémie qu’il s’agit ici, mais de la très actuelle Delphine Durand qui s’adonne en toute discrétion à son ars magna en alliant les plus éminentes disciplines de l’esprit à l’épreuve manifeste de la parole poétique. Car le verbe la porte des puits fertiles de l’intuition et de la connaissance aux cimes d’un singulier envol – que l’on aimerait nommer inspiration, notion frappée de prescription, renvoyée sans retour à la fable des filles inventives de Mnémosyne. De son point de vue d’artisan styliste, l’excellent Léon-Paul Fargue, cherchant à étayer son gué joli « entre notre âme et les choses », en parlait comme d’un paroxysme de facilité. On peut certes tenir à distance les silences et les nuits du vertige, garder contenance et clore les paupières du bon sens face aux précipices intimes où choient les torches du songe, insondables gouffres peuplés de fulgurances sur quoi s'envide la spirale de Babel. Il n’empêche que tout vient de là, de cette surprise perpétuée, que ce soit par un labeur assidu taillant à l’aide d’une lime à ongle la roche des seuils inexplorés ou par la transe admirable bousculant toute demeure. L'inspiration c'est mettre à disposition de l’invisible tout le lexique, la parole entière en ses pliages et réfractions analogiques infinis, l’inconnu des langues dans leurs transversalités et leurs perspectives signifiantes illimitées lors d'un bouleversement de pensée subit qui met en résonance la plus harmonique des chambres d'écho à travers la galaxie neuronale. Pourquoi en effet voudrait-on que l’instant, à la pointe des milliards de connexions synaptiques, soit fatalement besogneux ? Autre substantif connoté depuis ces « mouvements de l’âme » chers à Vigny, le lyrisme a-t-il besoin de l’instrument d’Hermès bricolé avec une tortue des montagnes pour ordonner ses élans ? D’Antonin Artaud, à Paul Celan ou Anna Akhmatova – évoqués parmi tant d’autres dans ces pages –, toute poésie viable est lyrique, c’est-à-dire inspirée et forcément libre, sans fioritures d’opéra italien ni fouettements d’extase. Toutefois il y a des hiérarchies dans l’investigation ontologique, et je place à des altitudes de nos communes mesures, en cette époque d’abaissement où, disait Karl Kraus, « même les nains projettent de grandes ombres », la poésie de Delphine Durand, sa différence déchirée et déchirante.
L’auteur de Connaissance de l’ombre, habitée de voix impérieuses et comme ivre de métamorphoses, semble ne subsister et s’accomplir que dans l’incendie de ses facultés, vrai phénix de la sensibilité et de l’intelligence, dotée de savoirs encyclopédiques dans les domaines des arts et des champs disciplinaires les plus divers et concordants, capable d’improviser des conférences performatives à voix nue sur les aspects les plus acuminés de la théologie mazdéenne, du soufisme de Djalâl ad-Dîn Rûmî, du principe d'incertitude de Heisenberg, ou encore sur le cinéma soviétique muet révolutionnaire ou quantité de petits maîtres occultes du symbolisme fin de siècle. « Cela n'est certainement pas dans le cours ordinaire de la nature », aurait dit d’elle Voltaire (comme il le déclara d’un Pic de la Mirandole).
La mémoire absolue, on s’en souvient, fut une malédiction pour Funès, le protagoniste des Ruines circulaires, condamné à buter incessamment sur la même journée souvenue, minute après minute, sans plus jamais dès lors rattraper l’instant nouveau, la création. Pour Delphine Durand, c’est une grâce, en soi dramatique, la contraignant à se confronter sans répit à chaque anamnèse dans un questionnement essentiel, par la parole, le souffle et la plume, en quête instable de validité et d’euphonie dans le grand typhon des connexions, réverbérations et fulgurations analogiques comme des plus subtiles correspondances de saveurs et de nuances. L’énergie poétique, envahissante, toujours à feu, maintient rudement autour d’elle une sorte d’infra-cosmos de livres, d’intuitions et de remembrances pareil au grand œuvre à venir. Par un de ces hasards de la formation, un événement sans visage parfois – comme une déchirure des mondes sensibles mettant à mal le principe anthropique – laisse l’initié insoucieux disponible à tous les apprentissages.
On pourrait se le demander au fil des pages qui composent ce livre de transe et de ferveur : l’âme serait-elle la surprise du néant dans la machine à créer de Dieu ? Sans souci de vaines renommées que d’aucuns partagent « avec  la médiocrité ou le crime » (dixit Chateaubriand), Delphine Durand convoque ses semblables en étrangeté, tous les altiers compagnons du mystère d’être, ses pairs élus rassemblés dans le marbre et les brumes du trépas et qu’une parole invocatrice détache l’un après l’autre de pareilles limbes avec une manière de hâte solennelle face aux choreutes muets qui l’entourent. Par la voix désassujettie du poème, l’auteur fait battre en nous le cœur vivant des ombres. Tout savoir est cousu du fil blanc de ses lacunes, et nous nous tromperons demain comme hier, malhabiles à saisir cette évidence du poème qui seul nous délivre des carcans mimétiques. Malicieuse ou féroce, si intimement blessée et toujours clémente, Delphine Durand dispense les secrets de la dépossession. Elle dépeint avec un détachement dantesque ou une brusquerie maldororienne de si poignants mirages – la pluie de sang des corps sur un crâne délavé, les génies et les foules mêlés dans le ressac des âges, les démons aboyeurs d’hymnes entraînant la macabre danse des voiles des civilisations. Au regard des années-lumière, l’humanité ne saurait être plus qu’une empreinte d’eau vite évaporée à tous les soleils. Avec toute sa science des nuances, Delphine Durand en eût pu réaliser l’impondérable archéologie ou la magique étude, si elle n’y voyait à tout moment reflété le bel arc-en-ciel des passions vives.
C’est en écho aux plus beaux chants, que retentit sa voix insolite, toujours inquiète d’altérité, laquelle interpelle et tutoie l’abîme d’où monte un chahut médiumnique. On se souvient d’Euripide : « l’âme des défunts ne vit pas mais acquiert un jugement immortel. » Et ce sont les œuvres en instance d’éternité, chacune incarnées devant nous. Entre cent  – imaginaire procession –, John Keats, lionceau suspendu aux rosiers du sang, Milton et son plan infini, Lord Byron convoquant ses doubles à la villa Diodati, Rimbaud, ombre flamboyante, Sylvia Plath auscultant le Tombeau de Johnny Panic, le Grand Dragon rouge de William Blake, Nicolas de Staël parti s’évanouir avec les corbeaux du soir, la sœur de Trakl, eau sombre enclose, Anna Akhmatova dans la transparence mortelle, Alexandre Blok, voyageur dévoré par la jubilation, Haïm Nahman Bialik, Saint-Pol-Roux parmi les siècles abolis, et Félix Nussbaum, Franz Kafka comme un noir navire, le frère Rodanski dit Lancelo, et encore, au gré des migrations de Prométhée, Avicenne et Nerval dans l’ignorance de la lumière, Elie Delamare-Deboutteville, le sans havre ni limite à jamais seul au creux de sa délivrance, Haïm Nahman Bialik ou Egon Schiele entre deux chansons de brisante clarté et les mille errances vers l’unité de l’être…
La versification libre de Delphine Durand, riche en détours savants et soudainement enjoués, toute de ruses et de fraicheur, vaguant entre spontanéité et ample prosodie, élégie et scansion psalmique, élabore un paysage de pensée, domaine d’Arnheim de la subjectivité, où nous avançons avec ce trouble de la fascination qui incite à l’égarement, tel « Absâl marchant vers l’Orient » :
Le jardin retourne toujours vers son arbre de vie
L’ange jeté dans l’histoire
Lui qui fit de sa main un oiseau
Pour le lancer contre les assassins
Cet ange
Je rêve de lui
Comme on rêve de l’odeur de la mer

Cette attente énigmatique de l’inconnu à travers tous les êtres disponibles et cette soif de voguer à la rencontre des plus lointains fanaux éclairent par le biais l’aventure éprise et pénétrante de Delphine. À qui d’autre pourraient s’appliquer les mots de Kierkegaard : « Seule une réflexion acérée ou mieux, une grande foi, saurait endurer de réfléchir le néant, c’est-à-dire de réfléchir l’infini » ?
On salue pour ne jamais conclure l’assidu travail du peintre Serge Kantorowicz qui enlumine chaque  page et chaque poème de ce très exact et très précieux grimoire des songes humains avec l’acuité d’un témoin des tragédies de l’Histoire et la ferveur d’un lecteur aux mains d’or qui, jamais, ne confondit la tendresse orpheline avec l’absence des absences.
Aujourd’hui (peut-on lire ailleurs)
Tu ajoutes ton ombre
Aux pas des survivants

Hubert Haddad

Delphine Durand, Connaissance de l'ombre, illustrations de Serge Kantorowicz, Éditions Le Réalgar, 2019, 216 pages, 22,00 €, sur le site de l’éditeur.


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