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(Entretien) avec André Markowicz, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Entretien avec André Markowicz, écrivain, traducteur et éditeur
par Isabelle Baladine Howald
 

Le_Dernier_Depart
Ce n’est pas « seulement » au traducteur auquel nous nous adressons aujourd’hui mais également à l’éditeur, André Markowicz, qui vient de créer avec Françoise Morvan les éditions Mesures.
 
Nous connaissons André Markowicz pour ses nombreuses traductions de Dostoïevski, Tchekhov, Shakespeare, Pouchkine (Actes Sud pour l’essentiel) et d’autres également, pour les volumes de Partages (Inculte), journaux de travail qu’il tient sur Facebook, et pour L’Appartement (Inculte), merveilleux livre sur l’appartement de sa grand-mère à Saint Pétersbourg, un livre peuplé de fantômes, un récit en vers, bouleversant.
Isabelle Baladine Howald : - André Markowicz, à l’époque où l’édition et la librairie vivent une période pour le moins compliquée, vous décidez de vous lancer dans l’édition de poésie, comment cette idée vous est venue et quel est votre souhait avec ce travail de partage ?
 
André Markowicz : - En fait, justement, et même si nous publions de la poésie — des textes, disons, qui se présentent comme des poèmes, — ce n'est pas une maison d'édition de poésie. Ce que nous voudrions, au fil des années, c'est publier des textes qui nous sont indispensables, quelque que soit leur genre apparent, prose, poésie, théâtre. Les livres de Françoise Morvan mélangent poésie et prose et, lus comme ils doivent l'être, dans leur suite, ils tiennent plutôt du roman que de la poésie — à tout le moins d'un récit, certes étrange, puisqu'il n'est pas linéaire, mais un récit réel : les livres de Sur champ de sable sont quatre âges d'une vie, vus à partir des instants gardés par la mémoire et c’est cet anonymat de la mémoire qui permet au narrateur d’être absent… On peut dire que le rôle de la poésie est ici inversé puisqu’elle permet au lecteur d’écrire l’histoire comme en écho. Nous comptons aussi publier des contes (ce qui n’est pas s’éloigner de la poésie, puisque Françoise écrit depuis toujours des contes en partant des motifs clés qui permettent à la poésie du conte de rayonner). Je vais publier les textes de Harms qui unissent prose et poésie sans distinction…
 
 
IBH : - « Mesures » c’est un terme musical ? Pourquoi ce choix ?
 
AM : - Le nom répond à plusieurs de nos préoccupations. D'abord, je cherchais un terme musical, — et également un terme de métrique, — parce que nous voulons travailler avec des musiciens, et en particulier Sonia Wieder-Atherton. Je tâtonnais autour de « cadences », et je comprenais bien que le terme n'allait pas, ne sonnait pas. Françoise a proposé Mesures. Mesures fut aussi le titre d'une revue des années 30 dont l'originalité était qu'elle ne distinguait pas entre écriture originale et traduction. Cette revue a malheureusement disparu très vite, avec l’Occupation. Et puis, il s'agit bien de prendre la mesure des choses. Et enfin, c’est tout simplement un beau mot ancien dont le spectre polysémique, depuis le mensura latin, mène de l’évaluation de grandeur à la prise de décision : nous voulions prendre les mesures qui s’imposent pour publier librement ce que nous voulions comme nous le voulions… au fur et à mesure.
 
IBH : - Voici donc les deux premiers volumes parus, un volume de Françoise Morvan, Buée, et l’autre de Guennadi Aïgui, Le dernier départ. Françoise Morvan est traductrice, poète, peintre (comme en témoigne la couverture du livre). Cette parution est l’occasion de découvrir un travail trop peu connu et presque intemporel alors même que le temps et son passage sont le leitmotiv des quatre livres qui seront publiés par Mesures ?
 
AM : - Françoise Morvan est écrivain. Pas plus que moi, elle ne distingue l'écriture originale et l'écriture traduite. Dans tous les cas, il s'agit de faire passer par le travail sur la langue l'expérience d'une présence au monde. Françoise a écrit ce qui peut se présenter comme une grande fresque, qu'elle a intitulé Sur champ de sable (c'est-à-dire, en termes d'héraldique, sur fond noir). Ses quatre livres principaux (car il y a aussi un prologue et un épilogue que nous publierons plus tard) traversent les âges de la vie. L'enfance dans Assomption (qui va paraître en juin), l'adolescence dans Buée, l'âge adulte dans Brumaire, et, dans Vigile de décembre, non pas la vieillesse, mais ce moment où toute la vie se représente en miroir, en chemin accompli. Et oui, donc, on peut dire que le sujet, le personnage principal de cette fresque, c'est le Temps. Mais le temps n'est-il pas au centre de bien d'autres grandes fresques de la littérature ?
 
IBH : - Qu’est-ce qui vous touche le plus, dans son travail ?
 
AM :- J'ai toujours connu Françoise Morvan travaillant sur les textes que nous publions aujourd'hui, et dont les premières versions ont été publiées, voilà bien des années, par Robert Gallimard et Georges Lambrichs, dans quelques numéros de la NRF. Je l'ai connue parce qu'elle m'avait demandé de travailler avec elle sur des traductions du russe d'Armand Robin, qu'elle a édité, contre les lieux communs qui font de lui un poète maudit, martyr du "don des langues" et des propagandes — et j'en profite pour signaler qu'à la rentrée, sans doute, une version actualisée de la monumentale thèse qu'elle lui a consacrée sera publiée chez Garnier. Nous avons travaillé sur les poèmes de Boris Pasternak, et, à ma stupeur, à moi qui connaissais la langue (car elle, à ce moment-là, n'en savait pas un mot), c'est elle qui m'expliquait les poèmes. Elle les comprenait naturellement, et m'en démontrait l'évidence. Je retrouve dans les textes publiés aujourd'hui l'intensité, et la présence vivante, je dirais sensuelle, de la vie, dite par la matière sonore des mots. Car ce n'est pas pour rien que dans les spectacles que nous donnons à partir de ses textes avec Annie Ebrel et Hélène Labarrière (nous en avons déjà donné quatre en Bretagne et un, Avril, autour de Buée, au Théâtre Gérard Philipe), je dis toujours un poème de Pasternak : je ne vois pas d'autre poète qui soit plus proche de son travail.

IBH :- Elle utilise un vocabulaire d’autrefois, évoque des objets comme la lampe à huile, le berceau en bois, la dentelle, et des occupations d’autrefois, le travail (au lavoir par exemple) et la vie qui vont avec, s’agit-il de nostalgie ou d’un rapport différent au temps ?

AM : - Il n’y a aucune nostalgie, bien au contraire. Détachés de leur contexte, ces mots peuvent sembler bizarrement désuets, mais si je recherche où apparaît la lampe à huile, par exemple, je m’aperçois qu’elle se trouve dans un texte tramé sur les images des Mille et une nuits – mais les images des Mille et une nuits revues dans l’ombre de la mémoire, telles qu’elles sortent d’un vieux livre rouge lu dans le grenier de la maison natale par un jour d’août. Le rouge, la chaleur, la poussière et la présence d’une Arabie mystérieuse diffusant ses images jusque dans la vie de l’enfant devenue adulte sont l’occasion de glisser des personnages qui reviendront tout au long des quatre livres, les voleurs, le calife, tous personnages angoissants que l’on a parfois l’impression de voir resurgir au fil de l’existence. La lampe à huile est celle des illustrations mystérieuses des contes des Mille et une nuits que nous avons tous lus, et elle est associée à celle du cheval qui s’envole emportant la princesse du conte, image non moins mystérieuse et qui se surimpose à celle des hirondelles, noir bleu comme les cheveux de la princesse emportée au fond du ciel.
 
Au fil du temps perdant ses pages
Le livre rouge à grandes lettres d’or
S’ouvrait entre les pans des rideaux mauves
Où remuaient les ombres des voleurs 
 
On y voyait sortir du cuivre
Enflant dans l’air un génie de fumée
Qui fulminait soufflait repoussait les nuages
Et levait son grand sabre à trancher les montagnes
 
Vieux miroirs d’Arabie armoriés de moirures
Sous un rayon furtif tout flammé d’or
Haussant en feu la joie des soirs de fête
Les soies des anciens bals flamboient
 
Les souffles font bouger les voiles de la danse
En houles sur les flux légers de la poussière
Poussés au gré du vent de lucarne en lucarne
Jusqu’à la malle au ventre de poussah
 
Soleil puissance et gloire
Un temps le cœur se gonfle
L’esprit s’emplit d’un rêve immense
Et l’avenir grandit ses espoirs en promesses
 
Le coffre au trésor s’ouvre on découvre un palais
Tout bruissant de passages mystérieux
De voix de pas dansants de secrets distillés
Sous une fine odeur de poussière et d’encens
 
Puis une main reprend la lampe à huile
Une hirondelle glisse au fond du ciel
Où le cheval s’envole emportant la princesse
Cheveux bleu noir soieries mêlées au vent
 
Allongées sur le vieux tapis les ombres molles des voleurs
Fluent et refluent dans une torpeur veloutée
Le rêve endort la peur apaise les images
Et le vent chaud feuillette avec lenteur le livre rouge.
 
Le livre rouge fait partie de ces objets que l’on peut voir n’importe où sur les étals de brocanteurs qui vendent des livres usagés : ces magnifiques « livres de prix » à la somptueuse reliure framboise qui faisaient l’orgueil des familles et qui ne valent plus rien. Le livre des Mille et une nuits si beau, si riche, si plein de mystères plongeant dans la nuit des temps finit dans la poussière des ventes aux enchères. De même les dentelles, les images pieuses, les objets chargés d’espoirs, de croyances, de prestige. Ce sont ces strates de temps portés par les objets ou les personnages, tous inéluctablement broyés, qui sont la tragédie de tous, et le thème des quatre livres La journée d’adolescence au lavoir par un jour de printemps froid n’est rien de plus, un moment d'éternité, un moment hors du temps remémoré sans nostalgie mais avec, au contraire, la présence d’une grande violence, d'une grande cruauté. À chaque moment, tout est vu hors du temps, comme un instant posé, entre la vie réelle et le rêve. Le temps, me semble-t-il, dans ses livres, est un temps intérieur : il ne passe pas, même si chaque texte dit la brièveté de la vie ; chaque instant est suspendu dans un espace-temps fragile, souvent en décalage avec le cours du temps qui le porte. Là encore, je pense à une strophe extraordinaire du dernier Pasternak : « Ne dors pas, ne dors pas, artiste/ Ne te livre pas au sommeil, / Tu es l'otage de l'éternité/ Dans la prison du temps. »
pour lire la suite, cliquer sur le lien ci-dessous :

IBH : - On y trouve également quelque chose aussi des contes, une princesse, un dragon, une clé d’or, qui universalisent en quelque sorte son propos ?
 
AM :- Françoise est une des grandes spécialistes en France du conte populaire, mais, justement, son originalité a toujours été de considérer le conte comme une matière vivante, une source de poésie. Tout au long de Sur champ de sable, les personnages des contes reviennent comme ils restent présents pour nous tous, fantômes venus de l’enfance, plus ou moins flous, et qui nous accompagnent tout au long de la vie. Or, le monde des contes, ce monde invisible, qui est intemporel, au sens où, remontant aux origines mêmes de notre humanité, il se situe hors de toute durée, hors de tout réalisme, est présent dans le livre pour donner une profondeur au palimpseste. Il ne s’agit pas du tout de folklore mais, au contraire, d’une manière de sortir du folklore comme Nerval a pu le faire en cherchant dans les chansons du Valois la matière de sa propre rêverie. L’image du dragon (qui m'a beaucoup frappé quand je l'ai découverte) apparaît dans Assomption, le premier livre de Sur champ de sable, qui paraît début juin chez Mesures : dans la chaleur d’un jour d’été, on se faufile à l’intérieur d’un vieux cellier où sont entreposées des bûches, et les toiles d’araignées semblent ouvrir sur un théâtre de fantômes…
 
La clenche a toujours son toucher savonneux
Les bûches sont couchées sous leur odeur de mousse
Et le bois séché pris dans son écorce
Va se changer en lézard de granit
 
On cherche au fond de la pénombre
Dans un reflet rougeâtre un soleil de caverne
D’où le dragon viendrait soudain poussant son mufle
Surgir parmi les araignées aux draperies qui pendent
 
Les prêtresses mafflues les comploteuses
Muettes dans leur temple ourdissant leurs intrigues
Ou leurs célébrations voilées leurs messes noires
Peut-être dans l’espoir d’un dieu brutal
 
Mais rien ne bouge hormis les écheveaux de chanvre
Refoulés par l’air chaud sur la fourche et la bêche
Entre les vieux balais de paille ou de genêt
Haussant leurs chefs chenus vers le gris jaune hostile
 
Escogriffes sans hargne acharnés à poursuivre en chuchotant
La même échauffourée chafouine et soudain silencieux
Ombres enfuies laissant là leur théâtre de fantômes
Aux velours gris endormis de poussière.
 
L’intérêt du texte est surtout la manière de tramer les sonorités : ces « échauffourées chafouines » sont comme ces chuchotements des secrets interdits aux enfants et qu’ils n’ont de cesse de percer. Le dragon revient avec la fête foraine à l’Assomption, moment qui donne son titre au premier livre, moment de gloire, de joie suspendue comme la grande roue dans le ciel d’été.
 
Le ciel est un dragon de cuivre
Que la soirée garde en miroir
Et lui que la lumière entoure
Il en dompte le feu d’un sourire
 
Un grand sourire ouvert au ciel
Où la roue glisse huilée dans sa lenteur
Éclaire à lui seul le royaume
Et le ciel tourne autour de la roue noire
 
Tout est facile et simple entouré d’or
Il a la clé qui va ouvrir le monde
Et les dragons qui dorment sous la terre
Vont s’envoler chassés vers les étoiles.
 
Puis le dragon revient tout à la fin, dans Brumaire, quand tout le monde est mort et que le paysage ravagé par le remembrement qui a détruit les talus, jetés les arbres en vrac, n’est plus que boue… C’est d’ailleurs ce qui se passe en ce moment-même près de sa maison natale où des vallées sont en train d’être éventrées pour laisser place à une route à quatre voies qui va traverser la Bretagne. 
 
Un mur de boue monte entre les labours
Un mur de déblais double et stable
Où les rochers sont pris dans les racines
Des chênes arrachés jetés en vrac
 
Qu'il les franchisse en ombre au bord du ciel
Le garçon du conte à profil de merle
Pourrait glisser sur les collines
Cherchant le bois du roi et le palais de verre
 
La langue du dragon dans son carnier
Il irait sifflant pour lui seul
Boueux couvert de cervelle argileuse
Mais heureux de marcher talonnant les étoiles
 
Et viendrait là buter devant le mur de glaise
Des champs tout éventrés ne reste rien
La vallée dans l'ombre est un mausolée
Gardant de son vide une idole aveugle.
 
Le garçon du conte qui a vaincu le dragon va être trahi mais… il reste maître de la langue du dragon. Les thèmes sont à lire en miroir d’un livre à l’autre et d’un texte à l’autre. C’est une sorte de mosaïque très fine.
 
 
IBH :- Sa langue est très précise, très détaillée, en quoi sert-elle ce qui se tient entre prose et poésie ?
 
AM : - Sa langue a l'acuité de son regard — et elle ne distingue pas entre prose et poésie. Ce n'est pas parce que certains textes ne vont pas à la ligne qu'ils ne sont pas des poèmes, et les textes qui vont à la ligne (et se présentent donc comme des poèmes) n'ont de sens que dans leur ensemble, comme instants d'un récit. Par exemple, mais je prends cet exemple un peu au hasard, juste parce que le texte est court et fait écho à ceux que j’ai déjà cités, un fragment intitulé « Présage » qui, apparemment, ne parle que des oignons…
 
Les rudoiements subis dans leur caisse de bois auraient dû les dénuder. Pourtant, même durcis au soleil, même ayant ressuyé plusieurs jours en plein champ, ils sont enfouis dans ces épaisseurs sèches qui se froissent autour d'eux. C'est leur robe, dit un vieillard à profil de coq en les dépouillant d'un seul geste de son pouce, et les pelures s'en vont dans le grand sac de chanvre, plusieurs robes, plusieurs épaisseurs, signe que l'hiver sera froid. Les petites jupes arrondies font au sol un amas léger qui roussit dans la lumière quand le soleil couchant éclaire la pièce obscure. C'est un grenier de bois fermé comme un bateau. Il fait beau. L'hiver sera froid.
 
L’été se termine, l’enfance aussi, et les poupées cèdent place dans le grenier à ces oignons qu’il faut mettre en tresses pour les préserver : objets plutôt que légumes, ronds, durs, roux, rudoyés, roulant sur le sol et restant comme dans leurs effeuillures comme des ébauches de lourdes dames délivrant des présages : le froid menace et l’hiver est déjà présent mais tout est suspendu dans une espèce d’euphorie sous la rousseur des jupes qui se froissent, et le vieillard à profil de coq fait une figure à la Rembrandt. Instant mémorable parce qu’il se dérobe, et qu’il dérobe la présence de la mort sous ces efforts de préservation contre le froid, le noir, la pourriture. Reste le soleil, le coq, animal solaire, la rousseur, la sécheresse, la légèreté, la féminité rassurante des robes que désigne la phrase étrange du vieillard, et ce grenier qui devient un bateau de bois bien fermé, un peu comme une arche de Noé assurant le passage d’un temps à l’autre. Il est fascinant de comprendre à quel point le regard de Françoise est précis et kaléidoscopique. Plus je lis ses textes (et je peux dire que je les ai lus et relus), plus je les aime — et aussi pour cela.

IBH : - Elle n’utilise pas de « je », n’écris pas à première personne du singulier (sauf une fois, à la fin je crois, du dernier recueil, à paraître cet hiver), pourquoi ?

AM : - Je pense que Françoise a inventé une forme de narration, un récit construit sur le refus du je lyrique. Le personnage principal est, non pas absent, mais comme en creux, comme traversé par la vie qu'il décrit avec un réalisme absolu (mais sans aucun naturalisme, sans aucune afféterie et sans passéisme). Elle dit qu’elle n’écrit pas de poésie, qu’elle fait juste des relevés d’observations. Plus on lit ses livres, plus on se représente le personnage qui parle, et moins, paradoxalement, on a besoin de le voir.
IBH :- Pour autant, il y a une forte présence du féminin, si je puis dire, dans les thèmes (la maison, notamment ?)

AM :- Oui, puisque, pour tout le monde, tout commence par le monde des femmes et depuis la maison s’élargit de cercle en cercle. La maison, où la grand-mère exerce une sorte de pouvoir absent mais établit le règne du temps, est le personnage central du livre qui se termine quand tout est vendu aux enchères et dispersé — dispersé comme la mémoire, à cela près que les fragments de mémoire peuvent être conservés sur champ de sable, c’est à dire sur fond noir, comme un blason, fait pour braver le temps, même si le sable du temps s’écoule. C’est la raison pour laquelle, je crois, les livres sont écrits à partir de quatrains, minuscules miniatures qui résistent, avec aussi la précision des poèmes baroques qui accompagnent les livres comme des inclusions d’émail. Le féminin est une manière de résister ce qu’elle a d’ailleurs fait en résistant aux militants nationalistes qui continuent de l’insulter : le livre peut aussi être lu comme une arme politique, contre la vision stéréotypée de la Bretagne imposée partout par les puissants lobbies qu’elle a dénoncés dans son essai Le Monde comme si. La poésie est aussi une manière de lutter contre le monde comme si. Et j’ajouterai que le fait de créer une maison d’édition et de faire des livres aussi beaux que possible, pour des lecteurs qui soient des amis, est aussi un acte de résistance, vu le contexte.
 
 
IBH :- L’autre volume s’intitule Le dernier départ, par Guennadi Aïgui (1934 – 2006) retraduit par vous à cette occasion, un recueil traduit du tchouvache (Russie).
 
AM :- Non, le recueil n'est pas traduit du tchouvache : Aïgui était Tchouvache (c'est une population du centre de la Russie, sur la rive gauche de la Volga, dont la langue est finno-ougrienne : on dit qu'ils sont les descendants des Huns !...), mais il écrivait en russe et traduisait en tchouvache. Le dernier départ est donc écrit en russe.
 
IBH :- Qui était Guennadi Aïgui et pourquoi est-il peu connu alors que sa poésie est si belle ?
 
AM :- La fin du XXe siècle en Russie a été marquée par deux poètes, très opposés, même si tous les deux, évidemment, ont été persécutés : Joseph Brodsky (1940-1996) et Guennadi Aïgui (1934-2006). Aïgui, fils d'une paysanne et d'un instituteur mort à la guerre, a commencé à écrire, en tchouvache, très tôt, et, parti faire des études littéraires à Moscou, a eu la chance de rencontrer Boris Pasternak, qui l'a reconnu et l'a beaucoup aidé. Et puis, quand « l'affaire Pasternak » a éclaté, lui, qui était seulement étudiant et n'avait encore jamais rien publié, il a refusé de se détourner de celui qu'il considérait comme son maître. Du coup, il a été exclu de l'Université et a vécu trente ans dans une misère totale et une semi-clandestinité. Il n'a eu le droit de publier dans son pays qu'à partir de 1988. Mais, peu à peu, sa poésie, clandestine chez lui, a été reconnue dans le monde entier, — en particulier grâce à Antoine Vitez, qui l'a découvert pour la France. La poésie d'Aïgui est la seule en Russie à prendre en compte l'héritage poétique de la seconde moitié du siècle, et en particulier le travail de Paul Celan. — Aïgui a rejeté les formes poétiques traditionnelles et la construction narrative commune à la grande majorité des poètes russes, et c'est aussi ce qui explique qu'il n'ait jamais été réellement reconnu chez lui (les Russes se reconnaissant bien davantage dans l'œuvre de Brodsky). Aïgui ne s'est pas contenté d'écrire. Il a travaillé longtemps à recueillir et sauver l'héritage de l'avant-garde russe, — il a retrouvé et publié des dizaines et des dizaines de textes majeurs, effacés par le régime soviétique. Et puis, interdit de publier en russe, il a — pauvrement — pu gagner sa vie en traduisant en langue tchouvache. Et c'était un traducteur extraordinaire. Ses anthologies de la poésie française et hongroise, en particulier, ont été reconnues comme les meilleurs jamais établies sur le territoire de l'ancienne URSS. C'est justement grâce à son anthologie de la poésie hongroise qu'il a pu voyager en Occident, dès que les frontières sont tombées, en 1988. Au cours de l'été 1988, il a été invité en Hongrie par des poètes hongrois. Et puis, à l'automne, il est venu en France, dans une délégation de poètes dont la plupart s'étaient jusqu'alors vu interdire toute sortie à l'étranger. Et c'est là que nous nous sommes connus, que notre amitié s'est nouée.
 
 
IBH :- Ce recueil écrit en 1988 lors d’un voyage à Budapest vient en ligne directe de l’Histoire, comment Guennadi Aïgui est-il arrivé à écrire sur Wallenberg, ce diplomate suédois qui a sauvé des milliers de juifs hongrois ?
 
AM :- Invité, donc, par ces poètes hongrois qu'il avait traduits en langue tchouvache, il a découvert Budapest. C'était le moment où, après la chute du communisme en Europe orientale, les autorités hongroises venaient d'autoriser l'érection d'un monument à Raoul Wallenberg, arrêté par les Soviétiques dès la libération de Budapest. Personne, aujourd'hui encore, ne comprend réellement les raisons qui ont fait qu'un diplomate suédois ait pu être ainsi arrêté, et disparaître, — disparaître car, même s'il est établi aujourd'hui que Wallenberg est mort dans les prisons de Staline, on ne sait toujours pas comment et quand. Imre Varga venait d'achever ce monument. Et, pour Aïgui, qui a été bouleversé en le découvrant, ce fut le choc qui lui donna la force d'écrire un texte prenant en compte les deux totalitarismes qui ont ravagé l'Europe au XXe siècle : le nazisme, et le stalinisme. Mais le texte de Guennadi Aïgui est tout sauf politique. C'est un chant de compassion, un chant de deuil et de lumière pour les victimes.

IBH :- Aïgui vous a confié ce recueil, je vous cite : « Je n’ai lu le texte complet que le soir, chez moi. Ou plutôt, je ne l’ai pas lu, parce que c’était trop fort. J’ai tout de suis essayé de le traduire – pour me le rendre humain, me le rendre acceptable. »
 
AM :- Aïgui m'a lu le début de ce poème, puis il s'est arrêté, et je sentais que, lui-même, il trouvait indécent de le lire comme ça (nous étions dans un café), et qu'il fallait du silence, du calme, et puis que l'émotion était trop forte. Il avait bien conscience, aussi, d'avoir écrit ce qui pouvait être son chef-d'œuvre. Moi-même, rentré chez moi, je n'ai pas pu le lire vraiment. Mes yeux glissaient. Je savais juste que ce que je n'arrivais pas à lire était à la limite du supportable, et que je venais de quitter un homme qui avait créé cette intensité. Il fallait absolument que je la domestique, en quelque sorte, que je me la rende vivable. Et c'est pourquoi je me suis mis à traduire ce poème tout de suite. En règle générale, je ne relis jamais à l'avance les textes que je dois traduire, parce que j'ai besoin d'être surpris, et donc être capable de rendre une expérience de vie. Mais là, en plus, je savais que je ne l'aurais vraiment lu qu'au moment où j'aurais fini de le traduire, c'est-à-dire d'avoir remplacé les mots d'Aïgui par mes mots à moi — les mots qui refléteraient à la fois le sens de ses mots, mais aussi leur rythme, leur musique.
 
 
depuis toujours
l'air, on dirait, et la lumière —
 
ce miroitement :
 
 
toujours la même
main... —
 
 
depuis longtemps
ayant fait ses adieux à ce Ciel sans parole
interminablement descend dans le ravin
et bénissant la ter-ri-fiante
Terre — elle e n  t a n  t  q u e   G r e n i e r (ô tant et tant j'en sais
à croire
par l'Univers-Sommeil) —
 
 
humide
de la vapeur invisible du sang....

 
IBH :- Aïgui pratique une syntaxe si particulière, pas si éloignée de celle de Paul Celan, vous parlez de « poèmes tellement fragiles », pouvez-vous nous en dire davantage ?
 
AM :- Voici, par exemple, la suite du texte que je viens de citer :
 
(
là, près de moi — remontent
suant
les collines mouvantes
sur les plaines très loin — avec les dos
— brides-guenilles-priant-le-vent-seul... —
et ne bougeront plus depuis longtemps
se taisent tels la main — et jamais plus
ne tremblera
la main) —
 
ils sont partis les trains :
 
ô : Haï — ïa...
 
A - a - aoum.. —
 
 
Où, par exemple, est le sujet de ce texte, le pronom qui explique la forme « ne bougeront plus » et « se taisent » ? On pourrait croire à une faute de grammaire, mais, évidemment, ceux qui ne bougeront plus, ce sont ceux qu'on ne peut même pas nommer, les victimes du Génocide. Et ces « collines mouvantes », qu'on croirait issues de la forêt qui marche contre Macbeth, on comprend bien ce que c'est : ce sont les gens, empilés les uns sur les autres, et qui ne sont pas encore morts, mais qui sont enterrés. Mais pas seulement : car ces gens qui, bientôt, ne bougeront plus et qui se taisent, ce sont eux qui rendent les collines mouvantes, même dans leur disparition, ce sont eux, dans leurs bribes, dans leurs guenilles, qui font le corps du vent, — qui font la seule présence. On pourrait parler d'un texte pareil pendant des heures, en y trouvant à chaque minute une profondeur nouvelle.
 
 
IBH  : - Aïgui est-il une sorte d’archiviste des poètes d’avant-garde russes, par son travail ?
 
AM : - Aïgui a travaillé pendant des années au Musée Maïakovski de Moscou et aussi par son amitié avec Alexéï Kroutchionykh, l'un des fondateurs du futurisme russe, il a pu, peu à peu, découvrir et préserver ces textes et ces auteurs mis sous le boisseau. Dans le livre que nous avons élaboré ensemble, Aïgui et moi, et qui a paru au Nouveau Commerce sous le titre Hors Commerce Aïgui, on trouve des textes de Malévitch, de Eléna Gouro, de Kroutchionykh lui-même et de Vassilisk Gnédov retrouvés par Aïgui. Mais il en a trouvé des dizaines d'autres : il était l'un des spécialistes éminents de cette période. Et notre livre (aujourd'hui introuvable, depuis fort longtemps) présente aussi son travail sur la poésie tchouvache, qu'il a fait connaître dans le monde entier, puisque ses œuvres sont aujourd'hui traduites à travers le monde. Et il a publié une exceptionnelle Anthologie de la poésie tchouvache, qui comprend des chefs-d'œuvre de la poésie populaire. Aïgui a été en même temps un poète d'une force extraordinaire, un traducteur et un chercheur infatigable.
 
IBH : - Envisagez-vous la traduction de la même manière qu’il y a vingt ou trente ans ?
 
AM :-
J'ai traduit Le dernier départ en 1988-89, — et j'ai entièrement refait ma traduction cette année, à l'occasion de la publication du livre chez Mesures et du spectacle que nous avons fait, Sonia Wieder-Atherton et moi autour de ce texte et de sa transposition pour violoncelle de la Sonate pour violon de Bela Bartok (il a été donné le 3 avril dernier au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis dans le cadre d'une invitation qui m'avait été faite par Jean Bellorini et toute son équipe). Ma première traduction manquait de précision, elle était trop rapide, mais, quand je la relis, je me dis qu'elle avait une qualité importante : elle était vivante, pleine de cette espèce de passion de découverte qui m'emplissait alors. Cette passion continue de me porter aujourd'hui, mais je pense être plus minutieux, plus posé. Et, en même temps, je me dis que je ne serai plus capable de me lancer, aujourd'hui, dans les grandes aventures que j'ai traversées. Simplement, je n'en aurai pas la force.

IBH :- Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
 
AM :- En ce moment, par exemple, je termine une édition de La Fille du capitaine de Pouchkine, un texte que j'avais traduit en 1986, et qui, pour toutes sortes de raisons, ne reparaîtra chez Babel Actes Sud qu'à la rentrée prochaine. En relisant cette traduction à distance, je me disais ce que je viens de vous dire : certes, elle avait besoin d'un toilettage, mais, dans l'ensemble, je la retrouvais acceptable, et, surtout, juste par sa jeunesse, par l'énergie vitale qui me portait alors. Et malgré cela, quand, aujourd'hui, Françoise l'a relue, et que j'ai vu l'ampleur, et l'acuité, des corrections qu'elle me propose, je comprends que, sans elle, cette traduction ne serait que médiocre, floue, qu'elle ne serait pas, tout simplement, un texte littéraire. Du coup, je lui ai proposé de signer avec moi cette version nouvelle qui doit paraître. Je travaille aussi à traduire des pièces de théâtre russe jusqu’alors inédites en français et j’espère bien les faire découvrir grâce à Mesures après les avoir mises en jeu avec de jeunes acteurs.
 
IBH :- Quels sont les futurs projets pour Mesures ?
 
A.M :
- Cette maison d’édition est un projet à la fois très modeste et fou. Très modeste, parce qu'il s'agit de publier des livres à 400 exemplaires, signés et numérotés, des livres que nous voulons très beaux, mais — au moins dans l'immédiat — de se passer de tout intermédiaire pour les vendre. J'ai écrit dans la note d'intention que j'ai publiée sur notre site (http://mesures-editions.fr) que j'avais deux modèles. Le premier est Charles Reznikoff, que je continue de traduire aujourd'hui pour les éditions Unes : il a publié ses poèmes tout seul, pendant plus de cinquante ans, dans des livres à 300-400 exemplaires, et il avait la certitude que ces livres trouveraient leurs lecteurs. Aujourd'hui, il est reconnu comme l'un des poètes américains essentiels du XXe siècle. Et puis, mon second modèle, qui semble n'avoir rien à voir, est celui de ce qu'on appelle le panier paysan. Il s'agit d'une nouvelle forme de diffusion de son travail, — sans les grands distributeurs, — qui permet aux consommateurs de s'abonner à un producteur. Ils reçoivent régulièrement les produits de ces agriculteurs, mais ils ne savent pas ce qu'ils reçoivent de semaine en semaine ou de mois en mois. Ils connaissent la provenance et sont sûrs du mode de production. C'est un peu cela que je voudrais pour Mesures. Proposer des textes qu'on ne connaît pas, et demander à nos lecteurs de nous faire confiance, — de se laisser surprendre, ou de se laisser guider. C'est pour cela que nous proposons un système de vente particulier : par abonnement. Un abonnement pour les lecteurs qui, en échange de 100 € tous frais de poste payés, reçoivent tous nos livres, et un abonnement pour les libraires, qui, en échange du fait qu'ils prennent ne serait-ce qu'un peu de tous nos livres, se voient accorder une marge de 40% sur le prix (et le prix est fixe, à 18 €). Pour l'instant, un peu moins de trois mois après le lancement de notre site et la première mise en vente de notre premier livre (Le Dernier départ), nous avons cent abonnés et plus des deux tiers du tirage du Dernier départ a été acheté. Pour Buée, qui a été mis en vente un peu plus tard, nous en sommes à la moitié du tirage. Assomption va paraître début juin... Ensuite, en septembre, ce sera Brumaire et puis Vigile de décembre.
En ce moment, nous travaillons, Françoise et moi, à notre catalogue de la saison 2019-2020. Autant la première année aura été celle de Sur champ de sable, autant l'année prochaine sera plus éclectique, et plus centrée sur la littérature russe (mais il n'y aura pas que des auteurs russes !...). Je peux vous dire pourtant qu'il y aura des textes de Daniil Harms et de Marina Tsvétaïéva. Pour le reste, attendons un peu....
 
IBH :- André Markowicz, merci, nous vous souhaitons le meilleur dans cette nouvelle entreprise !
 
Entretien avec Isabelle Baladine Howald, 25 mai 2019


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Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
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