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(Note de lecture), Frédéric Forte, Apparitions d'Anafi, par Paul Darbaud

Par Florence Trocmé

Frédérci Forte  apparition d'AnafiAnafi est une petite île grecque, de moins de 40 km2, qui se situe tout au bout, tout au bas de l’archipel des Cyclades. Longtemps difficile d’accès, elle représente pour certains, qui s’échangent son nom comme un secret, une des plus sauvages et des plus authentiques destinations helléniques. Qu’une biennale d’art contemporain, Phenomenon, s’y déroule chaque année ne laisse pas de surprendre. Un peu comme son apparition aux Argonautes sur la route de la Toison d’Or.
Que cet épisode se trouve relaté au troisième siècle avant notre ère par Apollonios de Rhodes dans son poème épique, Les Argonautiques, c’est là où nous voulions en venir. Il suffira ici de savoir que ce poète fut un des tenants de la forme longue propre à l’époque hellénistique, durant laquelle s’accrut paraît-il la taille des livres, même si les 6 000 vers de son chef-d’œuvre font piètre figure auprès des 12 000 de l’Odyssée, sans parler des 15 000 de l’Iliade. Mais au moins cela lui valut-il de devenir le successeur de Zénodote en tant que directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, et conféra-t-il ses lettres de noblesse à Anafi.
C’est de ce poème que Frédéric Forte va extraire la matière première, circonscrire le socle à partir duquel il va travailler « son » texte. La formulation « D’après les vers 1694 à 1730 (Arrivée des héros à l’île Anaphé) du chant IV des Argonautiques d’Apollonius [sic] de Rhodes dans la traduction française due à Henri de la Ville de Mirmont » ne disant pas précisément si les 36 vers ont tous été conservés et si oui dans leur intégrité. De même que nous ne saurons rien (faute de l’avoir devinée) de la contrainte retenue et appliquée. Mais ce sont choses finalement secondaires le propos étant ailleurs.
On sait Frédéric Forte membre de l’OuLiPo depuis 2005. Qu’il a commencé à publier trois ans auparavant des livres avant tout marqués par la musique, discipline vers laquelle une précédente activité de disquaire semblait l’orienter. Il suffit pour s’en convaincre d’égrener quelques titres d’une œuvre déjà riche d’une vingtaine d’ouvrages : Who are You (3:54) sous-titré 90 folk songs, Discographie, Opéras-minute, ou Dire ouf (entendre Deerhoof, groupe indie rock). Mais il a aussi exprimé lors d’une résidence à la Cité des Cartes de Marne-la-Vallée son intérêt pour « l’écriture des lieux, des questions qui touchent les géographes, les cartographes...» C’est visiblement de ce plus récent tropisme que relève Apparitions d’Anafi.
Le livre se présente sous la forme de 14 pages A4 glissées dans une enveloppe noire, sur le revers de laquelle apparaît simplement le titre. La première page figure un guide-âne noir, dont les 14 lignes sont blanches. Entre les deux premières : le nom de l’auteur, puis le titre. La feuille suivante est plus singulière : elle reproduit, à l’exacte place qui serait la leur, les signes de ponctuation du texte de départ que l’on retrouve en avant-dernière page, et qui en est totalement dépourvu.
On n’a pas oublié que Jean Daive consacra à la ponctuation chez Anne-Marie Albiach, poète particulièrement attentive aux signes, aux caractères, au corps des lettres, un essai mémorable qui tient du geste théorique et d’une grande quintessence formelle. Un transitif* s’attachait à l’étude d’un court extrait d’État**, dont la seule graphie suffirait à signaler cette préoccupation. On y retrouve des pages pareillement agencées à celle dont il est question chez Forte, seulement piquetées de points, de virgules, de rares guillemets, prélevés et disposés à l’identique des pages originelles. Dans la partie finale, le texte sur papier calque vient se superposer sur les signes de ponctuation, donnant la prééminence à ses derniers, et restituant le texte à sa conformité primitive. Façon de doser l’exact poids des respirations, le si rare recours qui en est fait (une seule virgule page 66 par exemple). Il nous vient l’envie de citer un auteur assez excentrique ici : « La poésie, ce sont les mots les plus gris du monde, ce sont des mots comme et, comme peut-être, et parfois il suffira d’une simple virgule pour que cette poésie éclate**.» Pour laisser plus logiquement la parole à Jean Daive : « Que lisons-Nous ? Une perte. Plus loin: bruit, voix, ellipse en quelque sorte ajoutés à la désintégration.»
Les feuilles suivantes d’Apparitions d’Anafi, soit de la troisième à la douzième, se présentent sur le même principe. Des bribes de texte, toujours repérées et positionnées au même emplacement que sur le texte source. Rappelons qu’une même méthode avait prévalu dans deux livres complémentaires de Roger Lewinter, d’une gémellité paradoxale : qui -dans l’ordre - au rouge du soir- des mots-, et , vers.*** Le premier s’offrait sous la forme d’un texte d’un peu plus de quatre pages, d’une densité qui excluait tout alinéa. Il constituait en quelque sorte la base, l’espace de déploiement du second, dont les bibliographies ne retiennent que le poids: 1495 grammes (au jugé plus de 1000 pages). On retrouve sur chaque page parfois un mot, parfois plusieurs, jamais plus de deux lignes en tout cas, des unités de sens qui mises bout à bout reconstituent le même récit, à la place initiale qu’elles occupaient en pleine page. Une longue pratique de traducteur liée à une grande capacité conceptuelle, touchant en particulier à la notion « d’évitement du point » aboutissaient ainsi à cette expérience de lecture limite et inédite : lire un seul et même texte de deux manières diamétralement opposées dans leur apparence et leur structure, dont l’une selon une organisation syntaxique absolument inouïe.
Que des écritures et des projets aussi différents que ceux de Jean Daive, Roger Lewinter et Frédéric Forte, mais d’une égale exigence et d’une pareille maîtrise, revêtent in fine la même apparence formelle, voilà qui requiert l’attention. Mais ce ne sont que les expressions extrêmes et accomplies des formes du poème, du fragment ou de désassemblage optique devenus aussi objets critiques.
Ces pages chez Forte sont marquées par une densification du texte à mesure que la lecture avance. Ce ne sont d’abord que des termes isolés, quelques déterminants, des conjonctions, puis les premiers substantifs, dont le mot île, tombé en bas de page comme de la tourmente (celle-là même à laquelle sont confrontés les Argonautes) formée par les maigres lignes supérieures, hachées, bordées d’invisibilité et de silence. On voit bien qu’il s’agissait, à travers la page collationnant les signes de ponctuation, de faire d’abord apparaître justement les premiers signes, les plus frêles, d’infimes souffles ou des ailes peut-être, premières manifestations de la terre à venir, légers et incertains phénomènes par quoi se devine l’approche d’une île. Puis ce sont les premiers récifs, un de ces nombreux îlots qui ceinturent Anafi, des signes qui ne disent rien encore, avant que ne se lisent les premiers mots, puis l’île enfin dans son entièreté textuelle. On retrouve ici, poussé à son point d’accomplissement, ce qui toujours convainc et séduit chez Forte : le choix d’une contrainte chaque fois différente, productrice de sens et de vigueur créatrice. Il n’est pas jusqu’à d’admirables poèmes qui ne naissent de ces prodigieux découpages, que c’est misère de retranscrire ainsi :
                y abordèrent et
            tracèrent pour
         l’ombre
      l’éclatante lumière
plate

Ou, plus loin, près des grandes plages (de mots) dont l’île est pourvue, juste avant l’accostage :

apparut                             une île
                   pierres de fond
         d’un bois ombreux
     et ils
donnèrent à
                           cette île
leurs inquiétudes             sacrées
                                          comme libations
Paul Darbaud

*Éditions Spectres Familiers, 1984
**Mercure de France, 1971
***Jean Giono, le métier d’écrivain, BT sonore numéro 9, date inconnue
****Ivrea, 1998 et 2001
Frédéric Forte, Apparitions d’Anafi, Association Phenomenon, 14 pages, 15€.


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