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(Feuilleton) Enquêtes, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Par Florence Trocmé


Poezibao
inaugure un nouveau feuilleton, signé Siegfried Plümper-Hüttenbrink. Une série d'enquêtes.
Premier épisode :  "Le Démon de l'analogie"


ENQUÊTE (I) 
Le Démon de l’analogie.

Je suis à la merci d’une phrase longtemps après mon réveil. J’ai souvent grand mal à la comprendre. C’est par exemple : - Demain il fera jour ou Tout est à recommencer. Je ne trouve trace de cette maladie que dans La Pénultième de Mallarmé.
André Breton - Lettre du 30 Juillet 1920.

« J’allais murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance : - La Pénultième est morte, bien morte, la désespérée Pénultième ».
Mallarmé - Le Démon de l’analogie.


Sigfried Plümper Hüttenbrink  ex voto
1
En 1874 la Revue du Monde Nouveau publie un poème en prose de Mallarmé pour le moins déroutant et qui fit date. Son titre - La Pénultième - devint au dire de Gustave Kahn un mot-clef qu’on se passait entre initiés pour désigner « le nec plus ultra de l’incompréhensible, le Chimborazo de l’infranchissable, autant dire un casse-tête chinois ». Mais si bizarroïde soit-elle, une Pénultième se laisse localiser. En matière de diction dramaturgique, elle est l’avant-dernière syllabe d’un vocable, et qui décidera en partie de la tournure et de la direction qu’on souhaite lui faire prendre.
Mallarmé changera par la suite le titre de son poème, optant pour Le Démon de l’Analogie qui n’est pas sans faire songer à Edgar. A. Poe. S’il n’est qu’une divagation de son cru, en forme d’oraison funèbre, il n’en reste pas moins décisif. Outre d’augurer du syllabaire que seront les Mots Anglais et d’une Crise de vers qui ne tardera pas à se déclarer, ce texte prémonitoire annonce aussi les expériences de somnambulisme verbal auxquelles s’adonnèrent les surréalistes. Il nous signifie en clair que la langue peut se mettre à parler à notre insu, en se passant des êtres parlants que nous sommes, dès que nous évoluons en état de rêve éveillé. Et Lacan aurait pu l’adopter pour expliciter ses jeux conjuratoires avec le Signifiant à l’aide de la bouche d’ombre.
Quant au démon qu’il invoque, on le dira facétieux, voire maléfique. Ne manigance-t-il pas toutes sortes de coïncidences dues au hasard ? Dissimulateur et simulateur, il n’est qu’un charlatan, quelque conspirateur s’égarant en pleine fiction. Et si l’on tient toutefois à le fréquenter, il faudra recourir à un langage qu’il est seul à comprendre. Le langage oblique, crypté, des intersignes. Ce qui fait signe et se chiffre, presque cabalistiquement, et parfois par rien qu’une syllabe ou quelque bris vocalique comme le “ptyx“ que Mallarmé crut inventer pour les sortilèges de la rime et qui signera le sonnet en ixe, en assurant sa mise au diapason. Sans oublier l’Ix qui sera l’anonyme signataire de certaines chroniques dans La Dernière Mode. Tout se passant comme si le démon de l’analogie était d’ores et déjà à l’œuvre dans rien qu’une syllabe, et qui s’avère un X à prise multiple, pouvant tout aussi bien fixer, raturer ou annuler. Comme en témoigne sa figuration picturale réalisée sous la forme d’une image-fantôme dédiée votivement, tel un ex-voto, au sonnet en ixe.    
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Un jour, ce démon dut se déclarer explicitement à Mallarmé par rien qu’une phrase, alors qu’il était de sortie, à flâner dans un quartier de luthiers et d’antiquaires parisiens. En état de demi-somnolence, une phrase lui vint inexplicablement aux lèvres, envoyée l’on ne sait d’où, et dont il ne parvenait plus à se défaire. Il dit se l’être murmuré à tue-tête, mais sans parvenir à l’éclaircir ou l’élucider en quoique que ce soit. Lui était-elle adressée ? Avait-il à en répondre ? Il n’en savait trop rien.
À tout hasard, il nota que sa plus que furtive survenue l’apparentait à quelque « aile glissant sur les cordes d’un instrument à musique » et qui semblait laisser résonner dans sa chute le semblant d’une voix. Aile vocale ou voix ailée ? Suspensive ou conclusive ? Une phrase lui parvint ainsi, tel un faire-part lui signifiant par quelque décret que « La Pénultième est morte ». Une phrase qui a tout d’une épitaphe tombale, et qu’il dut lire comme étant l’ultime fin d’un vers et à qui manquerait le commencement. Le reliquat d’un poème qui ne verra jamais le jour. Voire quelque acte avorté, et dont il lui faudra porter le deuil. Aussi s’acharnera-t-il à vouloir sauvegarder son apparition, en mettant cette phrase littéralement en scène. L’épelant à la syllabe près, il en viendra même à se la faire dire de vive-voix, et pour la lire soudain comme « en fin d’un vers » et en lien avec la syllabe « nul « qui se chargera de l’acte de décès de la dite Pénultième .
Comme si nul, synonyme d’aucun, autant dire personne, s’avérait dès lors une syllabe-clef, quelque index annulateur et qui « met le doigt sur l’artifice du mystère » qu’incarnera pour l’oreille mallarméenne la corde tendue à rompre d’un instrument de musique. On se doute qu’il y va d’un luth ou d’une lyre dans l’esprit des Symbolistes, et qu’une aile à l’effleurer s’est faite voix. Signant au passage un arrêt de mort par un décret pour le moins incompréhensible, stipulant à qui veut bien l’entendre que « La Pénultième est morte ». Sans doute morte avant même d’être née. 
Chemin faisant, toujours harcelé par cette phrase qui ne le lâche plus, Mallarmé finit par s’apercevoir qu’il est devant la vitrine d’un luthier où parmi « de vieux instruments à cordes » survenaient des « ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens ». Pris de panique, il s’enfuit, comme condamné à porter à tout jamais « le deuil de l’inexplicable Pénultième ». De toute évidence son histoire restera inécrite, à tout jamais tue, suite à l’annonce de son trépas. Seul nous restent les vagues condoléances que Mallarmé lui adressera ultimement en guise d’oraison funèbre, et qui ont tout pour lui conférer un semblant d’existence posthume. 
Quant au démon de l’analogie, qui fut à l’origine des « correspondances » baudelairiennes, il continuera à conspirer dans la poétique de Mallarmé sous forme d’hallucinations auditives plus que visuelles. N’a-t-il pas conçu avec le projet d’Hérodiade une Alchimie du verbe, d’inspiration cratylique, et à l’aide de laquelle il dut s’acharner à « creuser le vers » en ses moindres syllabes, à extraire son « minerai sonore », et ce en compagnie d’une Hérodiade pour qui la versification aura été un acte conjuratoire, en vue de chiffrer et tenir à distance l’obscur désastre qui mine tout son être et qu’elle n’aura eu de cesse d’invoquer par le moindre vers ?  
 
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Si nombre de poètes depuis Homère ont su magnifier les images, certains toutefois s’emploient à les récuser, voire à les révoquer, en inventant des stratégies d’évitement pour ne pas tomber sous leur emprise, et quitte à s’engager dès lors dans une véritable ascèse langagière où tout se joue et se justifie « à la lettre » et à la virgule près. En quête de littéralité, on les reconnait d’emblée à un constat qu’ils durent se donner en partage et qui survient en 1972 dans un livre de Claude Royet-Journoud intitulé Le Renversement. Un constat formulé sous forme d’une interrogation en première personne du pluriel et sans qu’un point d’interrogation vienne la ponctuer.
« échapperons-nous à l’analogie »
Au-delà d’un simple constat, dont on ne sait au juste s’il est interrogatif ou suspensif, il y va aussi d’un défi lancé à la cantonade. Quelque défi collectif, et dont il faudrait répondre, alors que l’on sait que c’est une mission presqu’impossible, vu que le démon de l’analogie sévit jusque dans les syllabes et les racines lexicales d’une langue. On peut toutefois neutraliser son champ d’action autant que possible, en désamorçant ses maléfices. Pour évincer le jeu fantasmatique des analogies qui prêtent que trop souvent à confusion, on s’initiera alors à un tout autre jeu et dont les règles ne sont plus fixées par la magie des images, mais par la littéralité de ces indices élémentaires qu’incarnent les lettres de l’alphabet dès qu’ils figurent dans l’espace d’une page. Un jeu qui, au-delà des jeux de caractères en matière d’imprimerie, a toutes les apparences d’une enquête langagière. Voire d’une dramaturgie grammaticale, et que les césures, les blancs, les signes de ponctuation et le corps typographique des lettres se chargeront de mettre littéralement en scène, à titre d’indices, dans l’espace qu’entrouvrent les pages d’un livre. Une dramaturgie dont Mallarmé avait d’ores et déjà esquissée les linéaments avec la partition graphique de son Coup de Dés où des bris de vocables, chus d’un « obscur désastre », se croisent et s’étoilent sous forme de constellations scénographiques. Tout en sachant que l’enjeu dont se chiffre un tel jeté de dés n’est envisageable qu’avec le concours providentiel du hasard. Ce hasard dont Pascal disait qu’il vous donne, mais vous ôte tout aussi bien vos pensées.        
Siegfried Plümper-Hüttenbrink
image : Siegfried Plümper-Hüttenbrink, ex-voto, gouache.


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