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(Note de lecture), Qiu Miaojin, Dernières lettres de Montmartre, par Camille Loivier

Par Florence Trocmé

Qiu Miaojing  dernières lettres de montmartreDernières lettres de Montmartre est un roman épistolaire, de fausses lettres qui disent pourtant l’authenticité d’un cœur humain pour un autre. Une histoire d’amour, son échec, sa perte. Pas d’histoire, la vie quotidienne, simple, pas banale car émerveillée de vivre et d’aimer.
L’amour d’une jeune fille pour une autre jeune fille, d’une Taïwanaise pour une autre Taïwanaise, qui se défait, à Paris :
« 8 mai
I.
Ce dont je viens de prendre conscience dans la dernière demi-heure représente certainement un basculement dans ma vie.
C’est une clef importante qui concerne la question fondamentale du « désir sexuel » en moi. Mais je ne suis pas encore prête à en parler à Xu
Depuis que LAURENCE est pour la première fois entrée dans mon corps, un fardeau intellectuel et charnel pèse sur moi d’une manière écrasante, presque à me broyer, quelque chose que je n’avais plus jamais ressenti depuis la période trouble et confuse comme un cauchemar de mon adolescence, la douleur de la double IMPERMEABILITÉ qui existe entre l’intellect et le corps. » (p. 102)
Ce livre a paru à Taipei en 1995, il a bouleversé toute l’île, la mort de Qiu Maojin, à Paris, en 1995, est devenue une légende. Vingt-trois ans pour renaître en France, dans cette langue française que l’auteure avait choisi de vivre comme langue de pensée et de corps transportée entre Paris, Tokyo et Taipei. Mais dans la langue de la traductrice Emmanuelle Péchenart cette renaissance remonte le temps, corrige l’oubli, le rend nécessaire. S’il fallait attendre, nous savons pourquoi maintenant.
Ce ne serait donc pas un livre pour mieux connaître Taïwan, et pourtant, le style, la manière de sentir et de décrire ce que l’on ressent, de percevoir dans sa langue maternelle ce que l’étrangeté d’une vie superpose aux premières couches sensitives, à l’apprentissage du monde, est comme une téléportation en aller-retour dans cet autre pays.
Avec Qiu Maojin, et ce livre, le miracle a lieu, on n’oublie pas un instant qui est Xu et qui Zoé, et pourtant on est emporté par la force de l’émotion rendue dans sa stricte exactitude. On apprend, à nouveau, ce que c’est aimer, ce qu’est tomber amoureux tous les jours : « Tu veux que je retombe amoureuse ? Cela me fait bien rire, tandis que je n’arrête pas de t’écrire, tu ne sais pas que c’est tous les jours que je suis amoureuse ? »
Comme les paroles de consolation, de résilience, de temps qui passe, tombent à plat face à cette force brute, d’un être humain qui ne veut pas lâcher prise. La vie est portée à une telle hauteur, l’exigence est telle, que l’on ne peut y renoncer : « Oui, cette décision que j’ai prise de me suicider, elle n’a pas pour motifs une souffrance invivable ni le dégoût de la vie, au contraire, j’aime passionnément vivre, ce n’est pas pour mourir, mais parce que je veux vivre… » (p. 168)
On ne doute plus de la nécessité de ce livre, de ce qu’il effleure et de ce qu’il redoute. Si on ne lit ni la préface d’Hélène Cixous, ni la postface d’Emmanuelle Péchenart, qui le disent, on ne le sait pas, que la mort annoncée, la mort donnée de soi, a eu lieu. Que ces lettres qui disent l’amour de la vie, que Zoé aime vivre, y conduisent.
Les mots de Qiu Maojin portés, soulevés par la langue d’Emmanuelle Péchenart, comme une main amicale, un regard qui conduit, accompagne, sont délicats, tendres, acerbes, immenses, plein de fraîcheur, suffisamment limpides pour nous retenir. L’écriture de la passion est une écriture subtile, retenue, le flot a déjà coulé.
Camille Loivier
Qiu Miaojin, Dernières lettres de Montmartre, trad. Emmanuelle Péchenart, préface d’Hélène Cixous, Notabilia, 2019, 261p., 17 €


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