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(Note de lecture), Le petit bidon et autres textes, de Christophe Tarkos, par Vianney Lacombe

Par Florence Trocmé

Livre-petit-bidon-pocheLe Petit Bidon de Christophe Tarkos regroupe dans un format de poche des transcriptions de performances, ainsi que des textes des principaux recueils de ses écrits poétiques parus chez P.O.L. Les transcriptions ne donnent qu’une idée partielle des performances de Tarkos, mais en les découvrant renversées sur une page, sans leur voix, on découvre qu’elles sont des écrits poétiques au même titre que ses autres textes. Mais en quoi les textes de Tarkos sont-ils de la poésie, puisque les mots dont il se sert n’existent pas, comme il le dit lui-même, englués dans la Patmo* qui compose ses poèmes?
Écrire, pour Christophe Tarkos, c’est laisser-faire le faire, ou laisser le dire se dire en ne craignant d’aller nulle part, car c’est en allant dans le nulle part  que le laisser-dire peut se déployer dans une nouvelle forme poétique, avec ses énumérations, ses répétitions qui ne cessent de circuler à l’horizontale et à la verticale du texte criblé d’énonciations qui ne renvoient qu’à elles-mêmes et relancent le texte au sein de sa globalité, jusqu’au moment où celui-ci cesse de s’engendrer en lui-même et se clôt.
L’écriture poétique de Christophe Tarkos cherche à combler le vide qui nous entoure en le remplissant de langage et celui-ci peut devenir ennuyeux lorsqu’il est trop répétitif. Mais souvent c’est l’humour qui l’emporte lorsque le texte ne cesse de jouer et de se rejouer en lui-même jusqu’à l’absurde de toute situation poussée à l’extrême. Et parfois cet ennui même est cultivé et devient le moyen d’imposer la longueur et l’uniformité comme une forme d’expression supplémentaire. Mais rien de tel dans cette anthologie qui rassemble des textes majeurs : nous trouvons ici des extraits de l’Argent, réduit à une dizaine de pages, ainsi que plusieurs textes de Caisses et d’Anachronisme, qui permettent de mesurer l’importance et l’originalité de son travail poétique.
Nathalie Quintane signe la préface, et Tarkos son propre portrait qui est aussi une sorte d’art poétique : « Les textes c’est l’endroit où on ne peut pas dire n’importe quoi comme ça nous arrange. C’est qu’on ne peut pas tout le temps se servir de parler pour faire en sorte de s’en tirer en parlant parce qu’alors à un moment donné on ne sait plus où est la vérité parce qu’on a dit trop de n’importe quoi mensongers qui ne veulent rien dire et on ne sait plus ce qu’il en est, je veux dire la vérité. »(p.25)
*La Pâte-mot ou Patmo : les mots n’existent pas, il y a une pâte-mot, « une substance de mots englués » (Chr. Tarkos)
Vianney Lacombe
Christophe Tarkos, Le Petit Bidon et autres textes, éditions P.O.L, 2019, 222 p., 9,50€
Sur le site de l’éditeur (on peut feuilleter quelques pages)
Extrait (choix de la rédaction)
LE SENTIMENT
Le sentiment de maintenant, maintenant a un sentiment, le sentiment de maintenant est descriptible, le sentiment de maintenant est le sentiment de la tranquillité et de l'intranquillité, je suis dans le sentiment, je n'ai pas d'autres attaches, mon attache est ce sentiment de maintenant, fait de souplesse, fait d'assouplissements, fait d'os de côtes, de cages thoraciques, je respire le sentiment de maintenant, je n'ai rien d'autre à respirer, je suis installé dans le sentiment, rien ne pourrait m'en détacher, le sentiment n'est pas agréable et je le respire, il verse, je me verse, je suis versé dans le sentiment, j'y suis tranquillement installé, j'y suis inquiet, il ne me donne pas de quiétude, j'y suis solidement attaché, je ne pourrais pas m'attacher à un autre sentiment, c'est mon sentiment de maintenant, le fait de n'y être attaché qu'un moment, le fait de n'être attaché qu'à ce sentiment me donne un peu l'inquiétude, si ce sentiment était désagréable, je ne pourrais pas le retirer, l'éloigner, l'oublier, m'en séparer, je ne peux pas oublier dans quel sentiment je suis versé, je ne peux qu'espérer qu'il ne m'entraîne pas dans les affres douloureuses de sentiments désagréables, c'est mon seul sentiment, je ne peux que le suivre, de là vient l'inquiétude, s'il m'entraînait, je le suivrais, je ne sais pas de quoi il veut être fait, je suis tranquillement installé dans le sentiment, je lui donne toute ma confiance, je le suis, je ne sais pas où il va m'entraîner, j'espère qu'il ne m'entraînera pas dans l'inquiétude, je ne suis pas sûr, je ne sais pas, je suis dans l'interrogation sur tout le mouvement dans lequel il m'entraîne même si je le suis je ne peux pas m'en détacher, je vais le suivre je ne sais pas où il m'emmènera, il est fait de la certitude d'être ancré en lui, de ne pas pouvoir m'échapper, qu'il me retient, qu'il me porte et dans l'incertitude de ce qu'il prépare, je suis dans l'inquiétude de ce qu'il prépare, d'en être spolié, je ne le suis pas, je n'ai pas peur, il verse, il a le liquide, savoir qu'il est liquide ne me donne pas une grande assurance, mon sentiment de maintenant est de ne pas avoir peur, est d'être porté par le sentiment vers des sentiments désagréables, de peur, d'effroi, vers un sentiment de grande inquiétude, de croire être détaché, je ne suis pas sûr qu'il me porte à ne pas avoir peur, à m'installer dans la tranquillité et dans la quiétude. (pp. 69-71)


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