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(Les Disputaisons) La critique en poésie, Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Image disputaisonAu risque de répéter ce que certains ont dit dans cette « disputaison », je ne me sens pas un critique, même s’il m’arrive de publier des comptes rendus d’un livre qu’on pourrait qualifier de critiques dès lors qu’ils sembleraient poser un avis ou établir un jugement. Les raisons pour lesquelles je ne me considère pas un critique étant privées, il n’y a pas à s’y étendre. Pour l’autre aspect, il est plutôt rare que j’émette un jugement sur un livre ; le cas échéant, cela a toujours débouché sur du positif, car je ne me vois pas user mon temps à établir une note négative ou à parler d’un livre que je n’ai pas aimé : cela ne relève pas du devoir qu’évoque Pierre Jourde (1) cité par Jean-Pascal Dubost dans sa lettre d’intention, mais du plaisir : je suis libre de mes lectures comme des livres sur lesquels je choisis de faire une note, n’étant pas salarié pour un emploi de critique ni astreint à quoi que ce soit.
Quant à ce qui est de juger, je prétends davantage rendre compte d’un livre quoique je n’aie objectivement pas autorité ou compétence pour le faire. Au mieux, l’habitude a pu servir d’entraînement, et de ce point de vue l’expérience du CNL a été précieuse : comme chaque membre de la commission poésie, il m’est arrivé d’avoir à établir une note sur des manuscrits que je n’aimais pas ou qui étaient loin de moi : je l’ai fait, c’était mon boulot, avec les réserves qui s’imposaient : il n’y a pas de raison que j’aie raison. Et comme la plupart des membres de cette commission, j’ai défendu des projets aux antipodes de mes goûts : objectiver est une manière de rendre compte, cela éloigne d’appréciations négatives dont je craindrais qu’elles soient hâtives ou insuffisamment fondées. En outre, étant par tournure d’esprit plus attentif au détail qu’aux ensembles et aux globalités, de nombreux éléments du livre m’échappent. Quel intérêt y aurait-il à publier un jugement dépréciatif qui me prendra du temps à élaborer et dont je pourrais douter ? On pourrait objecter que je ne suis pas mieux sûr de tel éloge, certes, mais je veux bien me risquer pour soutenir, pas pour attaquer. Que l’on considère cela comme une forme de faiblesse, qu’importe : c’est ma façon ; à chacun la sienne.  
Je ne me sens pas concerné par le mot « indigents » qu’emploie Jourde même si je reconnais avoir traité d’ouvrages de valeur différente à mes yeux. Deux ou trois auteurs ont pu m’inciter à écrire une note sur leurs livres parce qu’ils savaient par une lettre que je les avais lus ; cela me donne envie de regimber ; il m’est néanmoins arrivé de le faire quatre fois, par amitié plus que par complaisance (2), en me bornant à des notations descriptives et sans porter d’appréciation globale. Si je n’avais pas reconnu des qualités à ces quatre livres, je ne m’y serais pas résolu, ce qui fut le cas à plusieurs reprises. Cela ne signifie pas que tout livre dont je ne ferais pas une note, même brève, soit implicitement méjugé : la disponibilité prévaut sur le désir : élaborer une note, encore une fois, réclame du temps ; cela impose une lecture attentive et lente, puis de réfléchir à la composition et à la rédaction ; parfois, je n’y arrive pas et laisse tomber en cours de route. D’autre part, je distingue la sphère publique, lorsque la note est destinée à être publiée, de l’autre, qui peut faire l’objet d’une lettre à l’auteur, ou qui favorise des jugements plus tranchés dans des annotations qui n’ont pas à sortir du livre, parce qu’elles témoigneraient plus, comme une pierre de touche, de mon approche de l’écriture que de celle du livre en question (3). Les trois tiennent de la lecture critique, mais ne s’écrivent pas de la même manière, leurs destinataires étant différents.
Ce qui singularise la poésie par rapport aux autres genres littéraires, c’est qu’elle est mal traitée. Je n’écoute quasiment plus les émissions littéraires, elles me fatiguent très vite : elles participent d’un système de médiatisation dont on sait qu’il s’auto-satisfait, critiques inclus ; la poésie en est très absente, pour des raisons commerciales, médiatiques et littéraires. Il suffit d’observer l’angle par lequel la majorité – pas tous, il faut le souligner - des journalistes littéraires affrontent un livre de poésie ; ce qui les intéresse, qui est le plus aisé à aborder et à la mode, est la dimension narrative (4); c’est ainsi que j’ai entendu, par exemple, tel journaliste reconnu pour ses compétences littéraires interroger l’auteur d’un recueil de poèmes dépourvus de narration sur son « récit », revenant sans cesse à ce mot cependant contesté, ou m’entendre parler systématiquement par tel autre non moins accrédité de mes « romans » : c’est plus confortable que de s’attaquer à la matière de l’écriture. Cela me semble rejoindre l’utilisation du mot poésie / poétique hors du champ de la poésie : il y en a partout sauf là où elle est. Je suppose que c’est une des raisons pour lesquelles des écrivains de poésie ont souvent pris le relais de cette activité critique en ce qui concerne ce genre littéraire : ils l’approchent de l’intérieur - ce qui ne préjuge en rien de la qualité de leur lecture.
Ludovic Degroote
    
1. « L'argument mille fois assené : ignorons les livres médiocres, ne parlons que de ce qui est bien est celui de la critique de complaisance, et sert à couvrir la défense d'ouvrages indigents. D'autre part, une critique qui décrète qu'il est de son devoir de s'en tenir à l'éloge s'enlève la moitié de sa signification » Pierre Jourde, « La possibilité d'une critique littéraire », in : Quaderni, n°60, Printemps 2006, « La critique culturelle, positionnement journalistique ou intellectuel ? »
2. À propos de complaisance, je soulignerais la position – louable mais discutable, parce que parfois frustrante – de François Heusbourg qui, en tant que directeur des éditions Unes, interdit aux auteurs qu’il publie de produire des notes sur les livres publiés aux dites éditions.
3. Sans aller jusqu’au mot d’Anatole France - « Pour être franc, le critique devrait dire : Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de Racine, ou de Pascal, ou de Goethe. C’est une assez belle occasion. »
4. Il est frappant de voir que les romans prédisposent souvent à des questions qui ouvrent la porte à un autre roman.


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