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(Note de lecture), Je n'irai plus jamais à Feodossia, de Lambert Schlechter, par Claude Minière

Par Florence Trocmé

Lambert Schlechter  je n'irai plus jamaisPeu d’écrivains désormais exposent un parti pris formel tranché. Lambert Schlechter, oui, il le fait.  Il s’en tient à une formalité qu’il pourrait revendiquer comme une position éthique.  Voilà, je suis au pied du mur, je fais ma page, je fais mon devoir. Je ne force pas trop sur l’imagination, j’écoute ce qui se présente aujourd’hui. Je regarde autour de moi, je lis dans un livre, je transcris mes rêves, je parle de ce qui est sous la ceinture et sous les yeux, ce qui me passe par la tête. C’est tout un art --- dont l’auteur parle fort bien : Lorsqu’on se met à réfléchir, au lieu de s’occuper à des choses utiles & gratifiantes, éplucher des patates,laver des chemises, répondre au courrier, ou de simplement regarder autour de soi, contemplativement, la buée sur la lucarne, les cônes jaunes des premiers crocus, ou même l’éclosion des forsythias, qui sont jaunes aussi, mais nullement émouvants, les forsythias n’ont aucune grâce et aucun rayonnement, lorsqu’on se met à réfléchir, on tombe, en général, aussitôt dans l’embrouillure & l’embarras, on a pris l’élan, par la réflexion, de comprendre, et on se rend aussitôt compte qu’on ne comprend pas, je trace une ligne droite…(chapitre 176, dans la 3ème liasse de la 2ème partie).  En fait, les choses sont égales, c’est leur loi.  Elles reposent dans l’égal (Schlechter pourrait être en sagesse le frère de Blaise Pascal et de Samuel Beckett).  L’égal : 198 chapitres, tous de même poids, ou de même légèreté. Schlechter fait des « liasses » de 33 chapitres, six fois, et compose le recueil de 3 parties. Ces chapitres sont un défi, il faut les lire un à un, sinon le lecteur est menacé de saturation (et je crois que l’auteur le sait). Lu un à un, ces chapitres offrent un jeu entre abandon et surveillance, laisser-aller et ressaisie, soin maniaque et échappée.
Quant au choix des mots, t’as pas vraiment le droit de te tromper, le repentir n’est pas prévu dans le contrat, de mot en mot qui tombe il y a le risque du mot mal tombé,…(chapitre 95), et, dans la même liasse, mais un peu avant, le 87 : Ce ne sont jamais des notes négligentes ou provisoires, elles sont définitives, comme ça & pas autrement, je n’ai ni le temps ni la patience de fignoler…L’écrivain sait-il ce qu’il fait ? Le doute est permis, le doute est emporté avec la fuite du temps. Lambert Schlechter fait le mur, brique à brique, par « à-côtés », accotements, juxtaposition de notations. Cette disposition lui permet de concentrer son attention sur l’étrangeté innocente d’une phrase, sa beauté ou sa cocasserie. Et la phrase ainsi « neutre », ne visant pas une cible, touche, elle est touchante. Ainsi de cette phrase reprise, et qui sera élue pour donner son titre au livre, Je n’irai plus jamais à Feodossia. N’étant plus au service d’une narration mais posée dans une logique indiscernable, cette courte phrase solitaire s’étend comme une steppe, et fait vibrer le temps, futur, passé, présent.
Quant à la règle, pour être strict, il vaut mieux en avoir plusieurs, non par esprit de contradiction et révolte contre quelque droiture que ce soit, mais pour de toutes banales raisons pratiques…(chapitre 79, dans la 3ème liasse de la première partie de l’ensemble). Lambert Schlechter a en effet plusieurs règles (comme, encore, Pascal) et il en use avec malice. Je le suspecte de s’être reconstitué une bibliothèque abondante (il cite Pavese en anglais) après celle qu’il perdit dans l’incendie qui ravagea sa maison. La flamme et ses retours, donc, Schlechter connaît. Il connaît aussi la bibliothèque : Ils ont une frénésie du livre, mais qui n’est pas vraiment frénétique, c’est qu’il n’y a qu’un seul livre, alors que leur livre c’est des dizaines de livres…(chapitre 57).
Claude Minière

Lambert Schlechter, Je n’irai plus à Feodossia, proseries, Le Murmure du monde / 9, Tinbad, 2019, 230 p., 22,50€.


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