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(Les Disputaisons) La critique en poésie, Christian Vogels

Par Florence Trocmé

Image disputaisonPoezibao publie aujourd’hui la dernière contribution d’une série de seize autour du thème « la critique en poésie » qui a été l’objet de la première Disputaison mise en œuvre sur le site, grâce à Jean-Pascal Dubost qui en a eu l’idée et qui en a assuré la réalisation.
Une nouvelle Disputaison est à l’étude pour le mois de janvier.
Pour retrouver l’ensemble des seize contributions, il suffit de cliquer sur le lien 'Les Disputaison' dans la colonne de droite sur le site ou de suivre ce lien.

Critiques et destinataires. 

Pour cette disputaison sur la critique en poésie contemporaine, Jean-Pascal Dubost et Florence Trocmé ont invité des lecteurs/auteurs assidus aux profils voisins mais variés. Il existe des nuances voire des différences sensibles. Hommes ou femmes, on trouve des éditeurs, auteurs stricto sensu, revuistes, critiques dans les journaux ou magazines, animateurs de site internet, etc.
Cet éventail ouvert n’empêche pas de repérer, à la lecture, trois constantes présentes dans la plupart sinon toutes les contributions. Les deux premières présentent ou décrivent des attitudes, des comportements au regard du travail de critique. La troisième également mais le travail critique s’inscrit dans un contexte spécifique qui entraîne des différences notables avec les deux autres.
La première attitude consiste pour les auteurs à situer l’activité de critique en regard de leur propre pratique d’écriture et de lecture (I.  Baladine Howald, E. Jawad, A. Malaprade,..). La deuxième décrit le travail critique avec une prescription, selon S. Plümper-Huttenbrink de « discerner, disjoindre et trier ». Au mieux, il s’agit d’un travail de « passeur » comme l’écrit JN. Clamanges. Mais ce travail avec prescription peut être jugé désagréable ou hors de la compétence des auteurs (L. Degroote, L. Albarracin). Enfin, la troisième constante inscrit le travail critique dans une réalité objective, donnée inattendue mais nullement anodine. Elle est liée aux choix légitimes des animateurs de Poezibao.
Quelle est-elle ? La majorité, voire tous (?), des intervenants (sans oublier F. Trocmé et Jean-Pascal Dubost, à l’origine de ces échanges), sont ou ont été membres de la Commission Poésie du CNL. Pour ma part, j’observe que sur les 3/4 des participants que je connais bien, tous sans exception, ont œuvré au CNL comme « lecteurs ou lectrices experts ». Affirmer que le dernier quart, connu de plus loin, ne change guère ce résultat, - ou pas du tout, est une probabilité grande et sans doute vraie.
Partant de là, on fait l’hypothèse que ce particularisme de lecteur CNL déplace le point de vue sur la question de la critique et peut aider à préciser ce qui se passe pour les deux autres constantes. Dès lors, le lecteur ne s’étonnera pas qu’en suivant ce chemin de traverse, cette contribution prenne une orientation un peu différente des autres analyses présentées dans le dossier.
* * *
Concernant le CNL, la contribution d’Anne Malaprade est éclairante et d’une grande justesse. « Je m’engage avant [la]lecture [de l’ouvrage] à rendre compte de sa spécificité, travail que je considère comme un service, (...), une réponse à un contrat, bref une sorte de « commande » [souligné par moi] qui exige une forme de neutralité bienveillante et responsable. Elle pointe, dans ce contexte, la fonction du travail critique : choisir, pour les soutenir ou non, des œuvres (ou poètes) dans le cadre financier précis déterminé par un commanditaire : à savoir l’institution CNL, dépendante du Ministère de la Culture, soit : l’État. Le commanditaire ne pèse pas – en principe, sur le choix littéraire. Mais ultime destinataire le commanditaire exige que le critique prescrive qui aider ou pas, y compris en « défend[ant] des projets aux antipodes de [s]es goûts » (L. Degroote).
Commanditaire, lecteur expert, texte à lire, auteur critique, destinataire.
Cette chaîne se retrouve dans les deux autres constantes. La particularité du CNL, c’est que le travail critique s’élabore dans un espace encadré par les contraintes financières. Peu importe sur des manuscrits soumis au CNL d’être peu élogieux (G. Cartier) ou dithyrambique : le travail critique, dans une neutralité bienveillante, est un jugement écrit (donc une production de texte) sur un livre, par un auteur poète, romancier, libelliste, journaliste, etc. Ce jugement est la réponse à une obligation de prescrire signifiée par l’institution commanditaire. Mais, notez cette spécificité, les deux bouts de la chaîne sont une seule et même entité : le CNL. En effet, le destinataire CNL reçoit une réponse à la prescription induite par le commanditaire CNL.
Les deux autres constantes : d'une part, lire et écrire en regard de son propre travail d’écriture ; d'autre part, juger et prescrire pour des tiers s’inscrivent dans des logiques voisines de celle du CNL. Toutefois elles ont des particularités qui éclairent autrement le travail de critique en poésie contemporaine.
Si on affirme : Une fois dans le texte, je souligne, (…), je ne sais plus qui conduit qui est conduit (I. Baladine Howald) ;  pour écrire sur un livre, il faut l’apprivoiser, (A. Malaprade) ; se couler dans le projet de l’auteur (JM Baillieu) ; le critique aime,(...) le lecteur est dedans (F. Huglo) ; écrire avec les œuvres (JN Clamanges), qu'est-ce que qui se dit là ? Sans doute ceci : après m’être procuré tel livre, moi, lecteur expert, avec l’œil critique du juge, travaillé par le texte, je fais mienne cette œuvre, pour à mon tour créer, peut-être.
Ce qui veut dire que le processus : acquérir, recevoir un livre, le lire en s’autorisant à juger, trier, discerner (soit : être critique), fait du lecteur un commanditaire de lui-même. Il répond à un contrat qu’il se fait : lire le livre pour s’en nourrir ou s’en distancier, afin que, lecteur ou lectrice, il devienne auteur. En lisant, on juge et répond à une prescription qu’on s’est donné : nourrir le/la destinataire (et poète) qu’on est.
La lecture critique permet à un(e) poète d’être nourri(e) par la prescription : lire et juger, c’est bien écrire. Écrire est une réponse à une demande intime : remplir le contrat de créateur, comme le disent A. Malaprade : « je lis pour écrire » et L. Albarracin « écrire sur les autres c’est encore écrire pour soi, par les autres. ». Le commanditaire est ainsi destinataire du travail critique. Mais le poète n’en rend compte qu’à lui-même (L. Degroote). Dans ces conditions, les livres qui n’intéressent pas tombent dans l’oubli. Bons ou mauvais peu importe : ils ne nourrissent pas, c’est tout. Car le livre qu’on a acheté (ou reçu) n’ayant pas d’effet, après lecture, sur l’écriture du destinataire, c'est-à-dire soi-même, il est inutile d’en parler.
Il reste le travail critique avec transmission dans une revue, un journal, un site etc. S. Plümper-Huttenbrink, O. Barbarant, JM Baillieu, entre autres, l’indiquent : la pression de ces structures ne compte guère, les enjeux financiers et de pouvoir étant médiocres voire inexistants dans le microcosme de la poésie contemporaine. Le critique lecteur comme n’importe qui, navigue au gré des livres qu’il lit...Il est là pour transmettre, tenter d’entrer dans un livre, de le prendre sur lui pour le porter vers d’autres » (F. Huglo).
Toutefois il existe ici une différence considérable : le critique, ici, doit penser le travail sans connaître ses destinataires nombreux, variés et, en principe, inconnus. Cependant même dans cette situation, fréquente au demeurant, les destinataires changent aussi la perception qu’on peut avoir du travail critique.
Car s’il n’a pas de lien, en principe, avec le critique, le destinataire a accès à la critique dans des instances ou médias précis : magazines, revues papier ou sites si nombreux... Or pour être lu il faut placer son « papier », dans une instance où il sera recevable par le destinataire. Or celui-ci choisit ses lieux d’information et ne va pas n’importe où. Rares sont les boulimiques qui dévorent du tout-venant.
Ainsi, le choix du lieu de publication de la note critique manifeste que pour l’auteur, le destinataire n’est pas complètement inconnu ou indifférent. Car une critique pour être publiée doit correspondre peu ou prou à ce que peut recevoir le lectorat.... Or, les abonnements et livres coûtant chers, les lecteurs, souvent poètes aussi, préfèrent lire des auteurs qui leur sont proches. (Cf. le premier paragraphe d’E. Jawad). On le vérifie aussi, signale P. Le Pillouër, sur les sites. Les destinataires investissent ce qui, évidemment, est en proximité de leurs pratiques littéraires et choix esthétiques. Du dépaysement il y en a parfois, sans doute, mais pas trop. La note de lecture assure, involontairement sans doute, une fonction de renforcement du profil des lieux destinataires ainsi que l’entre soi inhérent à ces comportements qu’évoque O. Barbarant.
Qu’en est-il, enfin, du lecteur qui n’écrit pas ? Lecteur de hasard, rarement abonné, il est volatile et s’évapore rapidement. Beaucoup de petites structures se reconnaîtraient dans ce constat que j’ai pu faire dans la revue N47. La situation est évidemment différente pour Europe ou Po&sie. Ces lecteurs s’intéressent-ils à ces textes de critique ? Simple supposition mais on peut le penser : probablement pas. Destinataires n’apparaissant pas, disparaissant facilement, ils ne pèsent pas sur les enjeux du travail critique.
* * *
En replaçant le destinataire dans la logique de création, on déplace le critique et son travail de lecteur. On peut alors réévaluer cette activité selon trois critères : le sens de cette pratique, la visibilité sociale qu’elle induit (ou pas), son effet sur les lieux et structures où la poésie contemporaine s’épanouit. Comme on l’a vu, en étudiant les rapports entre auteurs de travaux critiques et destinataires, trois directions apparaissent.
La première est créatrice de visibilité sociale pour les œuvres. Mais c’est le destinataire institutionnel qui entérine le jugement d’un lecteur expert capable de trier et hiérarchiser des textes. Cette critique littéraire répond à la demande du destinataire : compte tenu de l’impératif financier, qui soutenir ? La deuxième est créatrice de sens et d’écriture pour le destinataire. Celui-ci connaît la fécondité du regard critique puisque c’est en lisant qu’il s’enrichit et crée. Enfin la troisième, la plus fréquente, crée ou renforce la cohérence de ces lieux multiples où la poésie d’aujourd'hui vit ou vivote. Les structures connaissant leur public, elles acceptent ou refusent telles ou telles critiques. Diffusées (et lues ?) dans des lieux où le destinataire les attend, ces notes donnent, par rebond cohérence, visibilité sociale, et sens au travail du critique. Entre les lecteurs et l’auteur existent des liens intellectuels, artistiques, esthétiques. L’auteur y gagne, certes, mais là encore, le destinataire a le dernier mot.
Christian Vogels


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