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(Note de lecture), Véronique Daine, Amoureusement la gueule, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Véronique Daine, Amoureusement la gueule, par Isabelle LévesqueLong adverbe de cinq syllabes pour se laisser bercer, brutalement désorienté par le groupe nominal incisif. Voici le livre de Véronique Daine rouge criant ; si ce n'est pas le sang, c'est au moins l'omniprésence brute et vive de sa couleur. Difficile d'échapper à l'attrait du titre ! Et on commence fort : " Le matin je fais mon matin. J'avance rêvasse le regard en coin. " Ce sera souvent matin au début des quarante-neuf textes en prose qui constituent ce livre, comme si un oisillon perçait coquille pour sortir sa tête, son bec (sa gueule) vers le jour qui s'ouvre.
On peut interroger ce mot " gueule ", le confronter au " visage " civil et lisse comme un masque, se demander si en écrivant on laisse passer la bête, la féroce, celle qui écrit vociférant " joyeuse ". L'épigraphe de Bernard Noël y incite : " Il y a cette force [...] / Elle fait de la langue une bête joyeuse ".
Il faut reprendre les expressions, les réinvestir en fonction du matin nouveau, pour se confronter à l'épreuve de dire ou se taire. Le présentatif " c'est ", à ce titre, permettra chaque fois de propulser le texte vers une autre direction, une option sémantique possible que le matin suivant pourra réorienter.
Le déterminant possessif (" mon matin ") orchestre quant à lui une redéfinition du territoire floué par l'appropriation : Amoureusement la gueule restitue le sacre progressif du moi dans l'espace du poème. C'est alors que le pronom de première personne est transcendé car il restaure la relation au monde et la possibilité de l'écriture dans l'espace personnel dépassé.
La dimension orale des poèmes de Véronique Daine incite à les dire, presque les cracher pour expulser quelque chose de vital, féroce ; une injonction primitive et nécessaire se fait jour. Écrire et dire sont inséparables, cette voix veut se faire entendre, c'est la voix du corps, un dire qui peut se rapprocher parfois, en moins débordant, de la " boule de gueule à gorge qui grogne " de Christophe Tarkos ( Caisses, Éditions POL, 1998).
Une autre forme de pulsation syntaxique est assurée par les adverbes, " encore et toujours ", qui introduisent fréquemment des segments nominaux, secs.
" Les jambes comme ôtées pourtant. Les yeux pour personne. Le souffle dans le ventre. "
Ce qui est tapi en soi l'est aussi dans le poème : tout en alerte pour surgir, même bref. Cette poésie de l'alerte inclut des comparaisons : il s'agit de parvenir à formuler, en ayant recours à l'analogie, l'impromptu, le brut. Ainsi progresse-t-on dans ce livre, dans cette conquête.
Des gestes simples (parler, préparer à manger...) seront accomplis pour offrir visage - manque la gueule, manque amoureusement. Deux temps sont distingués, deux périodes (deux ères ?).
" Il faudrait se quitter et quitter l'autre pour s'enfoncer dans une eau ou quelque chose comme ça. Noir. À moins que ce soit gueule. Il faudrait s'enfoncer dans une gueule qui tiraille et réclame noir. Et amoureusement s'il vous plaît. S'enfoncer amoureusement. "
Les mots aussi sont bringuebalés, leur nature change, un adjectif devenu adverbe ou nom crie dans la phrase :
" Le téléphone arrache brutal à la gueule. "
Des stratégies sont décrites pour que la gueule reste au premier plan, ne laisse pas le visage venir par-dessus. Des noms sans déterminant proposent un espace pour elle :
" Corps. Page. Chambre. "
Car l'adverbe du titre est indissociable du vivre et de l'écrire, il est rouge comme le livre qu'accompagnent les profonds et saisissants carbones rouges carrés et nuageux d'Anne Marie Finné.
Pour " faire le matin ", des efforts sont tentés, des essais aussi : la pluie qui rappelle un poète (Bonnefoy), " tranquillement là ", disparu avec " cette mort qu'on ne s'était jamais figurée ". Beaucoup de choses se passent " dormant " : ce participe présent récurrent augure la durée autant que le travail souterrain (travail de sape ?).
Dans ce livre nécessaire, le rouge s'arrache au noir. La voix en lutte se fait orale et familière, redondante et comme du penser venu en tête et sur feuille : " J'y vais mollo lentement ".
Bélier, mufle, tout ce qui affleure. À grands coups, la langue. Tendue pour écrire fort et résister.
Isabelle Lévesque

Véronique Daine, Amoureusement la gueule, dessins d'Anne Marie Finné, L'herbe qui tremble, 2019, 70 p., 13 €
Site de l'éditeur
Extrait (p.51 et 53) :

Le matin dans la chambre les yeux gueule le visage gueule les jambes et le corps tout entier gueule. Le ventre aussi. Mais la langue ? La langue rien. La langue muette tue. Non-gueule la langue. Radicale non-gueule. Le corps alors à inventer la gueule. À la lever battre. À s'exténuer pour que ça soit transe en langue. Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. Et qu'enfin ça soit de langue loin en gueule.
Langue-bélier aux parois du corps. Langue-bélier et ça y est. Ça démarre. Ça cogne et ça boute. Ça cherche ses mots. Monte au cerveau. Ça monte et s'emballe par capillarité. Ça fait corps et c'est de gueule. C'est mufle et m'affame. Ça famine ses mots en moi. Ça me prend m'épouse. Me prend prise épousée à grands coups de langue-bélier.


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