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(Notes sur la création) Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu

Par Florence Trocmé

(Notes sur la création) Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu[...] Quand nous réfléchissons, que nous formons une phrase ou que nous cherchons un mot, par exemple, l'esprit s'absente pour laisser faire le corps. Nous recourons à ce vide du corps propre dans d'autres situations. Je me souviens d'une cantatrice qui chantait Mozart au festival d'Aix-en-Provence et que l'on interrogeait à la télévision. " Que faites-vous dans l'instant qui précède votre entrée en scène ? lui demandait le journaliste ; pensez-vous à l'air que vous allez chanter ? - Surtout pas, disait-elle ; je fais le vide. " Nous savons tous qu'il nous faut faire le vide pour que nos forces puissent s'assembler et produire l'acte nécessaire. Nous savons que l'incapacité de faire le vide produit la répétition, la rigidité et, dans les cas extrêmes, la folie. La faculté de faire retour au vide permet au contraire, pour reprendre les termes que Tchouang-tseu prête à Yen-Houei, " d'épouser les métamorphoses de la réalité (1) ", de ne plus subir aucune contrainte " et d'agir juste en toutes circonstances. Rappelons-nous cette citation faite précédemment : " Savoir en quoi consiste l'action du Ciel et savoir [en même temps] en quoi consiste l'action humaine : il n'y a rien au-dessus de cela [...]. Celui qui sait en quoi consiste [véritablement] l'action humaine nourrit ce que sa conscience saisit au moyen de ce que sa conscience ne connaît pas ".
L'immobilité de Lao-tseu, " l'oubli " de Yen Houei, le " jeûne de l'esprit " nous sont d'abord apparus comme des pratiques éloignées de notre expérience, voire inaccessibles. Nous voyons maintenant qu'elles tirent naturellement parti de dispositions communes que nous exploitons autrement, peut-être moins bien. Je pense que nous en faisons moins bon usage parce que nous ne voyons pas leur rapport avec nos formes d'activité habituelles. L'idée que nous nous faisons de la subjectivité et du sujet nous empêche de les percevoir. Ces rapports sont par contre évidents pour Tchouang-tseu, d'abord parce qu'il s'intéresse à tous les régimes de notre activité, et à leurs rapports paradoxaux ; ensuite parce qu'il conçoit d'emblée le fond de notre activité, ou du corps propre, ou de la subjectivité (tout cela n'étant qu'une seule et même chose), comme un vide fécond.
Cette conception de la subjectivité comme un vide nourricier avec lequel il importe de rester en contact est exprimée d'une façon remarquablement concise et claire dans le texte suivant qui figure à la fin du livre 7. Je n'en commenterai que la seconde partie, qui introduit une idée nouvelle pour nous :
Ne te fais pas le réceptacle du renom, la résidence du calcul ; ne te comporte pas en préposé aux affaires, en maître de l'intelligence. Fais plutôt par toi-même l'expérience du non-limité, évolue là où ne se fait encore aucun commencement. Tire pleinement parti de ce que tu as reçu du Ciel, sans chercher à te l'approprier ; contente-toi du vide. L'homme accompli se sert de son esprit comme d'un miroir - qui ne raccompagne pas ce qui s'en va, qui ne se porte pas au-devant de ce qui vient, qui accueille tout et ne conserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans jamais subir de dommage.
Les traducteurs ont mal rendu la dernière phrase parce qu'ils ont cru qu'elle décrivait la conduite de l'homme accompli alors qu'elle décrit le comportement du miroir. Ce n'est pas l'homme de qualité, mais le miroir qui, littéralement, " ne raccompagne pas, ne va pas au-devant ". L'étiquette chinoise a toujours exigé qu'on se porte au-devant d'un visiteur de marque et qu'on aille d'autant plus loin à sa rencontre, avec d'autant plus de signes d'empressement, que sa condition est plus élevée que la nôtre. Il faut le raccompagner de même, sur une distance et avec un empressement proportionnés à sa dignité. Le miroir, quand il " reçoit ", ne fait rien de tel. Il accueille ce qui se présente sans cesser de reposer en lui-même. C'est ce que fait l'homme accompli. Il ne s'agite pas comme on le fait en société. Il accueille et réagit. Il le fait d'autant mieux qu'il reste vide, autrement dit qu'il reste en contact avec l'ensemble de ses propres ressources. Ne " conservant rien ", il réagit chaque fois de façon nouvelle. Ses ressources sont telles qu'il " embrasse les êtres sans jamais subir de dommage ". La comparaison avec le miroir est pertinente en tous points. Le texte est d'une rigueur parfaite.
J.-F. Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, 2002, p. 98-101
Proposition de Jean-Nicolas Clamanges

" J'ai fait des progrès, dit Yen Houei. - Comment cela ? demanda Confucius. - J'oublie la bonté et la justice, répondit Yen Houei. - C'est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu'ils se revirent, Yen Houei dit : - J'ai fait des progrès. - Comment cela ? s'enquit Confucius. - J'oublie les rites et la musique, expliqua Yen Houei. - C'est bien, observa Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu'ils se revirent, Yen Houei dit encore : - J'ai fait des progrès. - Comment cela ? demanda Confucius. - Je puis rester assis dans l'oubli, répondit Yen Houei. - Que veux-tu dire par là ? demanda Confucius intrigué. - Je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l'ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé : voilà ce que j'appelle être assis dans l'oubli.
Confucius déclara : Si tu es sans entrave, tu n'as plus de préjugés favorables [ou défavorables]. Si tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n'es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage. Souffre que moi, Tsieou, je devienne ton disciple. "


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