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(Entretien) Françoise Clédat avec Isabelle Baladine Howald, autour du livre Rivière et Alaskas

Par Florence Trocmé

Entretien avec Françoise Clédat
par Isabelle Baladine Howald

 
 

Françoise Clédat  rivière et alaskas
Françoise Clédat publie son 14e livre, Rivière et alaskas, chez Tarabuste.
L’œuvre de ce poète est tellement à part, obstinée, solitaire et toujours à la recherche de formes et de thèmes qui font que chaque livre est vraiment différent du précédent.
Faut-il pourtant penser que les mêmes choses ne l’obsèdent pas depuis toujours, rien n’est moins sûr ?
 
Isabelle Baladine Howald (IBH) : - Françoise Clédat, Ils avancèrent vers les villes, votre dernier livre paru il y a deux ans, était un recueil infiniment « tissé » à tous points de vue. Voici ce très dénudé Rivière et alaskas, presque à l’inverse. Est-ce un choix de votre part, ou ce livre est-il arrivé « comme ça » ?
Françoise Clédat (FC) : - C’est un choix, qui s’est imposé après l’expérience d’écriture de Ils avancèrent vers les villes.  C’est une constante pour moi : chaque nouveau livre nait dans les failles de celui qui vient d’être écrit. J’ai passé près de quatre années immergée dans la rédaction d’un livre sur des destructions que je n’ai pas vécues, c’est-à-dire pas subies dans mon corps, qui sont advenues en des temps et des lieux où je n’ai pas été et dont la connaissance, plus que jamais, ne m’a été accessible que par le truchement du travail des autres à travers les lectures que j’ai accumulées, avec plus que jamais, le trouble et l’interrogation que ça entraine quant à l’appréhension du réel. Sortant de ce thème éprouvant de la destruction j’ai eu envie d’une exploration plus légère de ce trouble et de cette interrogation. Je me suis dit pourquoi ne pas tenter d’écrire, moi la sédentaire, d’un voyage que je n’ai pas fait, dont je n’ai l’expérience que par la lecture, en explorant ce qu’il en est des sensations produites par cette lecture confrontées aux sensations vécues concrètement par contact sensible avec les éléments.
 
IBH : - C’est comme si l’ « Ordalie » de la fin rassemblait toutes les épreuves qu’un être humain subit tard dans sa vie, à travers son corps, le vieillissement que vous abordez frontalement. Votre « traduction » de ces épreuves en fait un livre très personnel, et très différent du précédent, comment reliez-vous, ou non, ces deux ouvrages ?
FC : - L’expérience vécue par d’autres, suppléant à la faillite de ma propre expérience de vivre, le travail d’écriture des autres rendant possible ma propre écriture qui s’en nourrit, la conscience aigüe que j’en ai, ont, je l’ai dit, entrainé une mise en question d’un tel processus d’écriture. De son efficience. De sa légitimité. Mise en question que j’ai résolu d’intégrer délibérément au processus d’écriture lui-même en m’appuyant sur ce qui de l’expérience de vivre peut le moins être mis en question : ce qu’éprouve le corps. C’est par les organes des sens et leurs sensations qu’on entre en relation avec le monde. On peut, par exercice ou par prothèse, transformer les sensations dans leur intensité et l’importance qu’on leur concède, les exalter ou les maitriser, on ne peut en nier l’évidence : quand le corps jouit, il jouit, quand il a mal il a mal, quand il est mortellement atteint il souffre de mortelle douleur et il meurt. Les sensations du corps comme mode de connaissance et comme vérification. Celles directement éprouvées au cours d’expériences réelles, celles provoquées par la lecture d’expériences ressenties et écrites par d’autres, la manière dont les unes et les autres affectent (ou pas) mon corps.
Quant au côté « personnel », il n’est pas absent de Ils avancèrent vers les villes qui, avec les poèmes dits de « la vie belle » juxtapose, section après section, l’expérience la plus intime de la destruction (le vieillissement du corps) à la violence collective, transhistorique et transgéographique de la destruction des villes par les guerres.
 
IBH : - Rivière et alaskas est composé de dix « ponctuations », si je puis dire, portant le nom de « Rivière », puis d’une sorte d’intermède nommé « Petite je me tiens entre deux chansons », sur la difficulté à saisir certains sons - un « déficit de matière blanche » dans le cerveau.
Ensuite « Alaska » en trois fois, entre autres lecture suivie du bref et si saisissant petit livre de Jack London Faire un feu, et enfin « Ordalie », toujours en écho du livre de London.
Est-ce une composition du livre au départ, un projet défini ou quelque chose qui s’est construit peu à peu ainsi ?
FC :- La composition du livre - avec le double volet des sensations vécues telles qu’accessibles dans l’expérience de la sédentarité, du « non partir » et de son microcosme (rivière), et des sensations lues telles que par leur seule lecture s’appréhende l’expérience du voyage (alaskas), et, entre les deux, non pas tant comme un intermède que comme un pont qui relie, ce que vous appelez l’expérience enfantine fondatrice ( « Petite je me tiens entre deux chansons » ) -, cette composition s’est définie dès le départ. Autre évidence de départ (liée à la fondation enfantine) : la lecture du voyage ne pouvait être que celle d’un texte de Jack London dont j’ai entrepris de relire l’œuvre dans l’édition récente de la Pléiade. Et là encore, le choix de la nouvelle « Faire un feu » a été une évidence, tant ce texte majeur répond à mon propos avec une adéquation radicale, radicalité qui me bouleverse en ce que la progression ne s’y vit, ne s’y écrit que par et à travers les sensations.
 
IBH : - il n’y a qu’ « une » rivière, bien que l’eau s’écoule abondamment dans ce livre, sous forme d’humeurs, nous y reviendrons, et plusieurs alaskas, (mot que vous écrivez comme un nom commun), pouvez-vous nous dire ce qu’il en est de ce jeu et de ces métaphores de singulier et de pluriel ?
FC :- Une seule rivière : celle de l’expérience intime, de ses limites et de son solipsisme, mais à travers laquelle l’entièreté de la vie cependant arrive.
Plusieurs alaskas : à l’image de la pluralité du monde et des expériences sensorielles liées à la lecture par quoi le vaste hors-soi dans sa pluralité s’appréhende.
Pas de majuscule : cette marque du commun pour le nom d’alaska qui dans l’imaginaire, voire la mythologie de beaucoup d’entre nous, nomme le lieu commun du grand départ, de l’absolu dé/paysement - l’Alaska, le Grand Nord. A cet égard, la geste de Catherine Poulain qui donne corps et rugueuse réalité à ce fantasme est exemplaire et m’a fascinée. Catherine Poulain est celle qui réellement part et qui écrit : « il faudrait toujours être en route pour l’Alaska. Y arriver à quoi bon ».
 
IBH : - « tu ne nages pas tu ne flottes pas tu entres non par heurt
de visibilité mais chaque pas ouvrant ce qui ouvre liquide »
Cet élément liquide (eau, sécrétions, vase, clapotis, rivière) est celui où nous baignons à l’origine mais aussi ce qui nous échangeons avec l’autre, cet élément d’attirance ? Mais aussi, et que cela signifie-t-il exactement « sexe du parler », et quel est le rapport entre cet élément liquide et la parole ?
FC : - « Devenir eau que l’on est. Sexe du parler » : c’est ce que j’écris, à quoi je voudrais me tenir. Laisser agir les mots sans en discourir. Le « parler » : celui de la rivière. Son équivalent, son répondant : écrire. Le double lien de l’écriture et du sexe, du sexe et de l’eau dont est composé notre corps. Quand nous entrons dans l’eau nous le savons. Cette parenté. Nous le savons quand nous jouissons. Cet état de dilatation liquide, « océanide », cette expansion liquide de l’illimité à laquelle par la jouissance notre corps limité nous fait accéder.
 
IBH : - On est donc saisi par la sensualité, voire la sexualité du texte, autre force d’écoulement : comme pour mettre en place dès l’origine de la vie, mais aussi à la fin, le corps, et les forces pulsionnelles ?
FC : - Le corps et ses forces. Origine et fin. Oui, toujours. Et que cela pulse.
 
 
IBH : - Ce livre est le livre des sens, en quelque sorte, en tout cas ceux du toucher, de l’ouïe (« les sons ruissellent ») et de la vue, plutôt à travers des déficiences. Celle-ci permettent-elles une autre perception des choses ou restent-elles simplement comme un « blanc » dans l’appréhension du monde ?
FC : - A l’instar de toute autre expérience du corps, les déficiences des sens modifient la perception des choses, questionnent, mettre en doute des certitudes, suscitent de nouvelles explorations, ou interprétations, obligent à des franchissements. A cet égard les blancs ne sont pas négativité. Mais atteinte d’un point que la compréhension ne peut franchir. Un éblouissement.
 
IBH : - Rivière et alaskas est le livre du Grand Nord, êtes-vous fascinée par ces paysages, cette culture, en quoi cela nourrit-il votre travail ?
FC : - Oui, il y a une fascination pour cet immense espace du « silence blanc », dont « Petite je me tiens entre deux chansons » dévoile l’origine précoce qui ne se distingue pas de celle du désir d’écrire. Je ne saurai dire en quoi, souterrainement, cela nourrit mon travail, mais j’en note comme sa remontée à la surface, la couleur blanche, saturation/disparition de toutes les couleurs, thème de l’éblouissement final que sont à la fois les dernières toiles de Turner et la mort (celle du peintre et celle de mon père) dans le livre - Une baie au loin (Turnermonpère) - il y a 10 ans de cela.
 
IBH : - Ce livre est tout entremêlé d’autres livres sur le grand Nord, que ce soit ceux de London, Le Grand marin de Catherine Poulain (L‘Olivier), ou des bribes orales de la langue parlée en Alaska, par exemple ? En quoi ces extraits d’autres textes ou d’autres langues vous permettent-ils de rythmer votre propre texte ?
FC : - Il s’agit là encore du « commun ». Du fait que tant l’expérience personnelle que son expression ne sont jamais vraiment personnelles mais tissées des expériences et des expressions de celles et ceux qui nous précèdent et/ou nous sont contemporains. J’ai toujours voulu rendre cela manifeste dans chacun de mes livres, j’écris avec les œuvres des autres, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, de littérature ou d’essais dont les extraits intégrés en tant qu’extraits nourrissent, augmentent, relancent et rythment ma propre écriture, vont jusqu’à instaurer avec elle un dialogue à part entière dans la lecture suivie de la nouvelle de Jack London où c’est Jack London qui a la main, la lectrice ne faisant que lui donner la réplique.
 
IBH : - Tout autant, dès le début du livre, les autres, les autres humains, les autres êtres :
« tant furent présence
pas qui marchèrent
regards qui regardèrent »
, indissociables de votre travail ?
FC : - « Indissociables », c’est le mot. J’ai poussé cette indissociabilité à une sorte d’extrême dans la composition et les formes d’un récent livre achevé cet automne et non encore édité.
 
IBH :- On détecte la présence de Mallarmé tout du long, en filigrane, à travers ces allusions au blanc, bien sûr blanc de la page quand à lui et Quant au Livre, blanc du son, et blanc comme point d’orgue du spectre des couleurs dans la vision, mais aussi blancheur des paysages, qu’en est-il pour vous de cette présence/absence ?
FC  :- Oui, « le blanc souci de notre toile ». J’ai découvert Mallarmé vers mes dix-huit ans et ce fut la révélation d’une exigence d’absolu hors de portée pour ma jeunesse et pour mes capacités mais où j’entendais quelque chose de mon désir.  Igitur, Un coup de dés…, Quant au livre, certains des sonnets. Ce vers magnifique : « le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ». Mallarmé parle ailleurs des « plus purs glaciers de l’esthétique ». L’idée de pureté est antithétique à ma conception de la poésie, mais celle que le livre est un instrument spirituel, le déchirement entre l’absolu des aspirations et l’expérience de l’impuissance, le travail sur la syntaxe et la polyvalence des mots auxquels « céder l’initiative », la « retrempe alternée du sens et de la sonorité » , avec ce que cela suppose d’acceptation voire de recherche d’un certain hermétisme à la fois comme tentative de capter sans le réduire ce qui pourrait -être un sens, s’il  en  existe un (« le sens trop précis rature /ta vague littérature ») et comme obstination d’affronter l’insensé et son énigme : tout cela , que j’en aie conscience ou non en écrivant, constitue cette présence/absence que vous dites, telle qu’ explicitement elle agit ce livre-ci mais aussi implicitement l’ écriture de chaque livre.
IBH : - « (blancheur est impuissance et exaucement à la fois » :
à travers les expériences physiques (mal entendre (amusie), mal voir (macula), c’est finalement l’expérience de la défaillance  même qui vous importe ?
FC : - Oui, la formulation touche au plus juste, c’est l’expérience de la défaillance qui m’importe.  Elle est consubstantielle à l’écriture, comme à toute expérience de création. Ecrire c’est à tout âge faire l’expérience d’une faillite. Une faillite fervente (de vivre, d’écrire). Une faillite qui est l’aboutissement d’une ferveur (de vivre, d’écrire). Et à l’âge qui est maintenant le mien, où la défaillance est devenue l’expérience vitale en soi, celle que vivre impose d’affronter, écrire, plus que jamais, c’est s’efforcer vers une forme capable d’épouser au plus près cet affrontement, de porter son affrontement jusqu’à l’épousement de la défaillance. Cette sorte de noce. Tant que cela sera possible, l’effort vers une forme qui permette de s’avancer au plus près de la faillite de l’acte même de défaillir.
 
IBH : - « seul le parler tout du long », écrivez-vous au commencement du texte, le parler ou l’écrire ?...
FC : - La rivière parle, ne s’adresse pas, mais parle, comme on peut le dire des arbres ou de tout autre élément de nature, mais d’un parler d’eau singulièrement audible, mimétique jusqu’au trouble, que l’écriture recueille, dont elle se veut en retour le mime. J’aime cette idée de mime, par quoi l’écriture adhère à ce qu’elle ne comprend pas, d’une adhésion qui supplée à la faillite de la compréhension.
Il me revient à propos de cette question « le parler ou l’écrire ? » que Mallarmé définissait la poésie comme une « parole majeure ».

IBH : - Dans un texte en prose assez déchirant, « Petite je me tiens entre deux chansons, une chanson : « Trois cloches » d’Edith Piaf, racontant une de ces minuscules mais fondatrices expériences enfantines, est au cœur du livre. Est-ce en quelque sorte son mot de passe pour le comprendre ?
FC : - C’est le mot de passe pour comprendre ce livre en particulier, mais aussi chacun de mes livres. La progression vers une forme. Sa quête de livre en livre pour chaque livre espérée, échouée, relancée.
 
IBH : -À la toute fin du livre, un homme meurt, sous sédation, et l’on est dans l’idée qu’évidemment quelque chose finit. C’est un pas paradoxal, alors puisqu’elle, la narratrice, « ne sait pas qu’elle a commencé à le suivre », peut-être, mais il y a ce « pas » qui reste actif, et ce commencement qui est toujours une promesse ?
FC : - L’expérience de la mort, celle dont on peut rendre compte, c’est d’abord l’expérience de la mort de l’autre. La mort de l’autre est initiatique. On a conscience de l’initiation mais on ne sait pas tout de suite ce à quoi elle nous initie, tant c’est l’autre intensément que le travail de mourir saisit. Tant est vertigineuse la dichotomie entre cette mort qui le/la saisit et cette vie continuée qui nous incombe. L’autre qui part, est parti(e) et moi qui reste. Puis on comprend quel chemin se découvre à nous désormais, à quel commencement on vient d’être initié. J’ai voulu cette fin qui invite à (re)commencer, qui fasse du livre une boucle, ce que traduit sans qu’il y ait eu à ce propos concertation, la belle gravure de Djamel Meskache en couverture.  
 
IBH : - Quels sont vos prochains projets de travail ?
FC : - Après le récent manuscrit dont je parle plus haut, un nouveau projet est en cours d’élaboration, trop fragile encore pour que je souhaite en parler. Si ce n’est que j’y poursuis plus avant, et selon d’autres voies et d’autres lexiques, sous une autre forme qui se cherche, l’exploration de la défaillance du corps et son devenir.
IBH : Merci, Françoise Clédat.


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