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(Note de lecture) Places and names, d'Elliot Ackerman, par Claude Minière (livre en anglais, USA)

Par Florence Trocmé

Le lieu des noms, les noms de lieu

Elliot Ackerman  places and names
Vous découvrez l’enfer, vous vous en souviendrez par les noms des personnes que vous avez rencontrées et des lieux que vous avez traversés. C’est ce que fait Elliot Ackerman --- journaliste, écrivain (son roman Waiting for Eden a été traduit en français sous le titre « En attendant Eden », Gallmeister, 2019), qui, engagé dans le corps des « marines » a servi sur les fronts d’Irak et de Syrie. Rendu à la vie civile, il cherche les moyens de « revoir » et consigner les places et les noms pour sortir de l’absurde et de la dispersion des repères, pour retracer les frontières, les lignes, les liaisons qui furent au milieu des combats mouvantes et qui aujourd’hui pourraient dans la conscience se brouiller, s’estomper, s’effacer. La guerre transforme les lieux, qui deviennent des non-lieux, et les individus, qui se fondent dans un drame aux contours irréels. Le « monde » est alors désarticulé, sorti de ses gonds, disloqué.

Au milieu de son ouvrage, dans un de ses plus beaux chapitres, Black in the rainbow, Bergdahl and the Whale (« Du noir dans l’arc-en-ciel, Bergdahl et la Baleine »), l’écrivain évoque la désertion, les déserteurs. Le cas de Bowe Bergdahl est resté célèbre, du moins aux Etats-Unis. Sergent servant en Afghanistan, Bergdahl disparut de son campement le 30 juin 2009 pour se retrouver parmi les Talibans. Durant les jours suivants ses anciens compagnons de combat demeurèrent dans l’expectative. Où était-il donc passé ? Avait-il été capturé ? Puis, au long des mois qui suivirent, l’armée américaine subit une série d’attaques étonnamment ciblées. Le doute n’était plus permis, le déserteur avait fourni des informations à l’ennemi. Pour son corps d’armée, la Blackfoot Company, l’événement constituait une tache et une malédiction. Les hommes, gradés ou simples soldats, l’éprouvèrent comme une profonde perturbation, une désorientation.

Un autre cas figure dans ce même chapitre, celui d’un déserteur du Vietnam, réfugié au Canada, et qui, après l’amnistie sous conditions prononcée par le président Carter en 1977, rentra au pays et fit le choix de conduire à son terme son temps d’engagement dans l’armée. Quand, par hasard, un jour de 2003, Ackerman croisa l’homme, le seul déserteur qu’il ait jamais personnellement rencontré, celui-ci le gratifia du nom de « Sir » (un titre réservé aux officiers), accompagnant sa politesse d’un sourire que l’auteur n’a pu oublier : And that’s what I remember about his smile : he seemed to recognise both the sanctity and absurdity of his choice, « Et c’est à quoi dans ma mémoire est attaché ce sourire : l’homme semblait reconnaître à la fois la sainteté et l’absurdité de son choix. »
En conclusion de cette séquence de remémorations, Ackerman place un rappel de l’histoire biblique de Jonas et la Baleine. After being thrown overboard by his shipmates and swallowed by the whale, Jona prayed to God, “Après qu’il eut été jeté par dessus bord et avalé par la baleine, Jonas se tourna vers Dieu et se mit à prier”… Those who regard worthless idols forsake their own mercy, « Ceux qui accordent de l’importance à des idoles sans valeur renoncent à leur salut ».
La guerre est une perdition, les lieux s’absentent, les hommes sont absorbés dans une mécanique annihilante. Quand on parle de « la guerre par ceux qui l’ont vécue » on commet un abus de langage : vécu, ici, ne convient pas, il appartient à un vocabulaire désormais sans substance. Il y a un schisme entre la langue et le drame. L’écriture d’Ackerman laisse appréhender l’effort fourni pour fixer les noms et identifier les lieux, pour reprendre pied en quelque sorte, pour lutter contre le décalage intellectuel et affectif opéré par la guerre.
Elliot Ackerman est reconnu par la critique américaine comme un grand écrivain de « littérature de voyage ».Vous mesurez l’ironie de la situation. Mais il est simplement vrai que ce sont les noms par quoi nous ne titubons point sur cette planète brouillée. On peut comprendre cependant ce qui invite à associer Ackerman avec « le voyage » : l’auteur est habile dans la juxtaposition de ce qui demeure inchangé et de ce qui est en transformation. Alors que sur le théâtre des opérations en Irak et en Syrie les paysages et les groupes combattants d’épisode en épisode dans le conflit se mêlaient, se faisaient et défaisaient au fil des alliances, l’écrivain retrouve à Londres un lieu intact. Adolescent, il pratiquait le skate sur les plateformes de Southbank. Un séjour à Londres le ramène sur la place, où de jeunes « skaters » évoluent et lancent toujours, pour saluer une figure, un exploit, le même salut de « Safe ! ». Pendant ce temps-là, au loin, derrière le soldat devenu promeneur, la carte des territoires syriens continue de se redessiner confusément et de se hachurer de morts. Lieux et noms ne sont pas seulement liés dans la topographie, ils le sont aussi dans la pensée qui s’efforce de réaliser ce qui se passe.
Une question, par exemple, que se pose un militaire américain en Irak : Quel noms porte cette route ? Qui le lui a donné, « nous » ou « eux » ? Et le constat qu’il fait : ce village (son nom, déjà ?), dans la conquête duquel j’ai perdu mon camarade, n’existe plus. Comment pourrais-je revenir dessus ?
Claude Minière

Elliot Ackerman, Places and Names, ALLEN LANE editions, 2019, 233 p
Un entretien (en anglais) avec Elliot Ackerman


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