Des textes comme des rêves, ou des fantasmes, ou des visions, ou des rêves. Des souvenirs. Des images qui viennent ainsi, sans qu’on le veuille et qu’on y songe, mais qui naissent des « savoirs non sus » que nous entassons jour à jour, nuit à nuit, dans l’intérieur. Des visages. Des êtres informes, ou des figures à peine nées, qui demeurent dans cette absence ou cette semi-obscurité, où nous surnageons tous les jours, où nous vivons. C’est, regardant par la fenêtre, sur un mur, sur rien, sur du rien, qu’Alain Veinstein a composé Bonnes Soirées, il y a vingt ans. Il le reprend, il le complète ici, dans À n’en plus finir, et fait d’un recueil une image dont on prolongerait les lignes, hors du cadre, sur une feuille.
C’est donc, d’abord, une suite de proses ou de phrases, intitulées « Aujourd’hui », « Aujourd’hui encore », ou « Autrefois », alternant passé et présent, ou croisant, ou entremêlant les images qui naissent d’un mur, d’une rue vide, d’un coin de terre, avec celles – anciennes – qui reviennent ou remontent à la conscience. Comme Vinci voyait dans un « mur marqué de diverses taches ou des pierres faites de matériaux divers (…) des ressemblances avec divers paysages, ornés de montagnes, de fleuves, de rochers, de plaines, de vastes vallons et de collines de diverses sortes », ou « diverses batailles, des mouvements vifs, d’étranges physionomies, d’étranges vêtements », ou « des choses infinies » (1), ainsi Veinstein – là où il n’y a rien à voir, « pas grand-chose à contempler », dit-il (quatrième de couverture) – revoit-il des figures, des ombres, des passages de nuages, et, dans ces passages, des silhouettes familières, des scènes de l’enfance, imprécises et obsessionnelles.
« Père et mère », comme il les appelle, apparaissent ainsi, très souvent, à la fois dans l’obscurité de la mémoire et la clarté d’une parole faite de mensonges et d’authentiques réminiscences. Car tout est, ici, trouble, eau trouble, ou miroir flouté, ou brouillard. Tout, ici, atteint la frontière du réel et de la fiction, du moins de ce que la mémoire, infidèle, a gardé des jours et des moments qui sont passés : quelques faits seulement, quelques vues de quelques scènes, toujours les mêmes, qui reviennent en boucle, en morceaux, et se tissent, se croisent, se décroisent en reconstituant le tissu d’un réel qui s’effiloche. La mère, soudain, à quatre pattes, dans les fleurs (p.42). Elle, jambes ouvertes, dénudée, figure obsédante, le lecteur ne sachant, jamais, qui est elle (p.51). Un soldat fantôme, qui s’obstine à réapparaître, ou à remonter du passé le plus ancien, le plus lointain, comme une figure inquiétante (p.33, 36, entre autres).
Veinstein n’épuise pas, ne peut pas épuiser cette pâte molle de la mémoire, ou cette boue, qui nous suit lorsque nous marchons, que nous emportons avec nous, tout le temps, ou que nous avons, collée, comme un surplus de terre, derrière les semelles de nos mots, de notre histoire. Il y cherche un pont, un abri, quelque part où se sauver, où se protéger de la mort. De toutes les morts. Car ce livre, À n’en plus finir, est tout autant un recueil sur la mémoire, l’enfance, le passé, et la souffrance même d’y survivre, qu’un ouvrage sur ce qui nous reste de vie, de la vie, notre vie, quand nous commençons à vieillir. Quelles figures convoquera-t-on, figures nées de l’imaginaire, tissées du rêve et du réel, et du jour mêlé à la nuit, lorsque nous nous approcherons de la fin, du terme des choses ? Quels mots osera-t-on risquer ? Quelle parole ?
Les mots, toujours si défaillants chez Veinstein, si remplis du blanc de la page, si pleins de doute. Et, pourtant, toujours essayés, tentés, projetés, exprimés, et repris inlassablement. Les mêmes mots, dont on ne vide pas la substance en disant, ou en répétant, dont on n’atteint jamais le cœur, le noyau, le pistil fragile. Qui nous échappent et se dérobent. Et qui sont, pourtant, notre seule échappée hors de la mémoire, quand nous ne pouvons plus porter le passé et son faix de larmes. Écrire, alors, serait ainsi tâtonner dans l’obscurité, mais risquer, peut-être, un dialogue avec tous ceux qui ne sont plus, « père » et « mère », « ils », « elle », ou « elles », et leur redonner la parole. Tenter, du moins.
Respirer dans l’histoire ancienne, comme le dit encore Veinstein, quand il parle de ses écrits comme « exercices de respiration » (p.39). Ecrire ce qu’on ne peut pas dire, ce qu’on n’a pas pu ou su dire au moment qu’il aurait fallu, à ceux à qui on aurait dû. Les phrases, chez Veinstein, sont remplies du regret des choses passées, trouées de blanc, ou d’absences, ou de lents silences. Elles s’enlisent, parfois, se « referment sur des chemins abandonnés », écrit-il (p.159), constatant sans doute l’extrême qu’il cherche d’atteindre. « Les échos du passé » sont comme – écrit-il – « les assauts du vent, ses hurlements ». « Leur harcèlement » (p.167). « L’effroi, mon unique chez moi », dit-il encore (p.169). Et sa phrase, alors, n’est rien d’autre, qu’une espèce, une « sorte d’appel qui peut se perdre dans la nuit » (p.222), et s’effacer.
Mais les mots peuvent être aussi – si écrire, c’est creuser un trou, s’engouffrer dans un coin de terre –, selon lui, des lampes frontales, Ils peuvent éclairer la nuit, réoffrir « à l’état d’enfance » (p.222) une vie, ou faire que s’installent « des échappées dans le silence » (p.75). Ils peuvent, comme l’écrit Paul de Roux, « loger dans les interstices de l’emploi du temps (…) de petites lumières » (2). Parce que l’écriture, c’est du fil. C’est pour raccommoder sa vie qu’on écrit, pour tisser du vivre, ajouter un fil, juste un fil – comme le disait Leopardi – à la trame trop courte de notre vie. Faire en sorte que ce qu’on écrit puisse un jour être ce que l’on vit, ou changer ce qu’on a vécu. Coudre un néant. Retisser un rideau d’absence, le décousu d’une existence, trous les trous, les mailles d’une vie.
Et retrouver enfin la paix, comme le souhaite Alain Veinstein, avec ce qui nous a hantés, et nous hante encore aujourd’hui.
Christian Travaux
Alain Veinstein, à n’en plus finir, coll. « Fiction & Cie », éditions du Seuil, 240 p, 18€
1. Léonard de Vinci, Éloge de l’œil, coll. « Tête-à-tête », L’Arche éditeur, 2001, p.18.
2. Paul de Roux, Les intermittences du jour. Carnets 1984-1985, éditions Le Temps qu’il fait, p. 51.
Extrait (p.169-170) :
Une mère…
Une dépouille, aujourd’hui,
dans une maison abandonnée :
dépouille est encore trop dire.
Je lui en veux de lui devoir la vie,
et pas le meilleur de la vie.
Je lui en veux d’avoir fait de l’effroi –
mon unique chez-moi.
Sans parler du silence de plomb.
D’être devenu ce muet de chez les muets…
Dès l’enfance, si je disais trois mots
on pouvait sabler le champagne.
Je gardais le silence dans la hantise de la séparation.
Quand je ne pouvais vraiment pas me dérober,
j’avais la poitrine nouée, la gorge serrée,
la sueur perlait sur mon front –
inutile de faire un dessin…
C’était perdu d’avance, mais ce que je ne pouvais pas dire je l’ai écrit,
j’ai commencé par écrire ce que j’avais sous les yeux,
sous la main,
à chercher les mots justes qui me tireraient d’affaire.
Avec l’aide de ces mots j’allais vers l’inconnu
comme si je ne connaissais pas la suite, la fin déjà écrite.
Le plus souvent, je me heurtais à un mur,
il n’y avait pas un accès ouvert,
même pas, dans le noir, une bougie allumée.
On peut lire d'autres extraits de ce livre dans l'anthologie permanente de Poezibao.