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(Note de lecture) Lucien Suel répond à Gérard Cartier à propos du vers justifié

Par Florence Trocmé

Lucien Suel,à la demande de Poezibao, répond à son tour à Gérard Cartier sur la question du vers justifié. Avec la reprise d’un entretien de 2003, enrichie de notes rédigées pour cet article

L’invention du vers justifié (ou arithmogrammatique)

Lucien Suel répond à Nicolas Tardy
Extrait d’un entretien à La Tiremande en avril 2003

Comment l'écriture justifiée est-elle apparue dans ton travail ? Est-ce que c'est une réaction au cut-up, au ready-made, ou c'est juste une autre facette ?
L'écriture justifiée, simplement, c'est une découverte due à un problème technique. Quand j'éditais la revue The Starscrewer, je travaillais avec les moyens du bord. Je ne voulais pas dépenser l'argent du ménage pour mes activités artistiques et littéraires, donc je faisais la maquette moi-même avec ma vieille Underwood et je me suis dit : « Dans les belles revues, c'est justifié à gauche et à droite. Comment je peux taper mes textes de cette façon-là ? ». J'ai commencé avec des textes de William Burroughs que j'avais traduits. Je voulais les aligner. Je tapais le texte une première fois et puis je notais pour chaque ligne combien d’espaces, et à quels endroits, je devais en ajouter. Ensuite je retapais le texte en gérant mes modifications d'espacements pour obtenir une page bien justifiée. C'était en 1978, avant les ordinateurs, n'est-ce pas ? [Rires] !
Je publiais également des textes personnels et je me suis dit : « Pour ne plus avoir à taper deux fois, je n’ai qu'à m’arranger pour taper directement le nombre exact de signes dans chaque ligne » et sans blaguer, c'est comme ça que j'ai commencé à écrire en écriture justifiée. Après je me suis rendu compte que c'était une vraie contrainte d'écriture, mais qu'en même temps c'était intéressant, car ça m'obligeait à faire des modifications, de la réécriture, ça m'obligeait à travailler. Petit à petit, j'en ai fait un système, je me suis amusé, je reprenais d’anciens textes que je modifiais en les travaillant non plus par le ciseau (comme avec le cut-up) mais en les transformant en colonnes de vers justifiés. Le fait de compter les signes typographiques provoquait des changements dans le texte original, des faux équivalents, des déplacements de segments. C’était une production générée par une sorte de mécanique et plus seulement par l’imagination ou le hasard.
Plus tard, j'ai appris que des auteurs écrivaient ainsi avec des contraintes précises, quelquefois drôles ou compliquées. Je m'en suis rendu compte parce que plusieurs fois on m'a demandé : « Est-ce que vous connaissez les travaux de l'OULIPO ? ». Mais pour moi c'était différent. En fait, j'aimais bien l'aspect visuel du bloc de texte sur la page, c'était bien rangé.
Cette contrainte est venue de la pratique et non pas d'une théorie, ça c'est quelque chose qu'on retrouve souvent chez toi.
Je ne suis pas un théoricien. Je peux seulement parler de principe d'autonomie, d'appréhension du monde. Tout vient de la pratique et la plupart de mes découvertes, je les ai vécues en travaillant. Elles sont parfois dues à des "erreurs". C'est la même chose pour les travaux que j'ai accomplis dans la construction de la maison. J'ai découvert le Poème express ou les Poèmes boutures à partir des papiers qui traînaient sur mon bureau. Des assemblages se font et d'un coup, le déclic. On dit : « Tiens ! je vais le refaire. » La théorie vient toujours après, c'est l'action d'abord.
Précisions, remarques et notes
janvier 2020
Pour moi, le vers créé en comptant toujours le même nombre de signes typographiques est un vers justifié (en référence à la typographie). Quand j’ai abandonné la machine à écrire pour l’ordinateur, j’ai conservé une police à chasse fixe, type courier, qui seule, permet de « voir » la justification « naturelle. »
À la contrainte du nombre de signes, j’ai ajouté celle de ne pas couper les mots. Si le dernier mot est trop long ou trop court, il faut en changer ou introduire des modifications dans ce qui précède.
La longueur du vers justifié peut varier. En ce qui me concerne, mes poèmes en vers justifiés les plus courts sont de six lignes par vers, ainsi Coxyde dans « Canal mémoire. » Plus le nombre de signes est élevé, moins la contrainte est forte. Pour écrire en vers justifiés mon roman « Le Lapin mystique » j’ai choisi un vers de 39 signes. (J’emploie indifféremment ligne ou vers, signe ou caractère)
À la demande d’Ivar Ch’Vavar, en 1989, j’ai composé le Mastaba d’Augustin Lesage. Privilégiant l’aspect visuel, j’ai créé des poèmes de forme triangulaire (pyramides ou terrils), toujours en comptant les signes mais en faisant croître régulièrement leur nombre dans chaque ligne et en les centrant. Dès lors, je ne pouvais plus les appeler « vers justifiés. » C’est Jean-Pierre Bobillot qui nous souffla cette nouvelle dénomination évidente : « les vers arithmogrammatiques ! » Ainsi, le vers justifié est arithmogrammatique mais tous les poèmes arithmogrammatiques ne sont pas en vers justifiés.
Lus à voix haute, les vers arithmogrammatiques ont un caractère sonore marqué par la brève coupe-respiration à la fin de la ligne, comme un écho du « ding !» provoqué au moment du retour-chariot de l’ancienne machine à écrire.
En 2011, intéressé par cette contrainte numérique des 140 caractères maximum, j’ai créé un compte Twitter (@LucienSuel). J’ai découvert là toute une ruche d’auteurs qui se plaisaient à n’écrire que des tweets « parfaits » de 140 signes exactement. On pourrait considérer qu’un texte composé uniquement de tweets de 140 caractères est un poème en vers justifiés. Mais si le fait de composer des tweets parfaits est une contrainte plutôt « molle », que dire, maintenant que le nombre de signes possibles est passé à 280. Les vrais vers justifiés sur Twitter devraient être composés en strophes de 10 ou 20 lignes de 14 signes… Une idée à mettre en pratique.
Les vers arithmogrammatiques ont toujours un aspect visuel, qu’ils soient assemblés en colonnes, en triangles, en totems ou en sabliers… Ces formes sont à la fois des contraintes et des possibilités de libération. Ainsi, autre commande d’Ivar Ch’Vavar pour la revue Le Jardin Ouvrier (1), j’ai fait entrer toute la vie d’un homme, l’abbé Lemire, fondateur au XIXème siècle, du mouvement des jardins ouvriers, dans un poème en 42 épisodes. Les vers de 22 signes typographiques sont rassemblés en tercets. Chaque épisode-page présente deux colonnes de douze tercets disposés symétriquement et offrant l’aspect visuel d’un jardin potager avec les planches de légumes de chaque côté de l’allée centrale, ou l’intérieur d’une église, voire les alignements de tombes dans le cimetières militaires de la Grande Guerre. Le poème trouve son accomplissement dans une parfaite adéquation entre forme et sujet.
Lucien Suel
invité par Poezibao à participer à la discussion
1. La Justification de l’abbé Lemire a paru, en feuilleton, dès le n° 1 du Jardin ouvrier en mars 1995 pour être ensuite publié sous ce titre aux Éditions Mihàly en 1998. Depuis plusieurs années, ce livre était indisponible. Faï fioc en propose une nouvelle édition. En librairie à partir de mars 2020.


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