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(Note de lecture) Extérieur monde, d'Olivier Rolin, par Bernadette Engel-Roux

Par Florence Trocmé


Olivier Rolin  extérier mondeN’aurait-on rien lu d’Olivier Rolin que ce titre : Extérieur monde, aurait de toute façon arrêté le lecteur en quête de littérature pour ce qu’on y suppose d’un intérieur monde tout tissé à cet extérieur exploré par le corps et par les mots.
Car c’est de cela qu’est faite la littérature, d’un sujet et du monde, proche ou lointain,, arpenté ou contemplé, exploré par tous les sens et par les mots de la langue. Un écrivain ne voit vraiment que lorsqu’il a trouvé les mots pour dire ce qu’il voit (90). Un paysage, un pays, une scène, un moment, une rencontre, un visage, atteint, et toujours par sa beauté, celui qui a un impérieux besoin des mots pour éclaircir l’énigme de son émotion et pour tenter de la partager en la versant dans la langue. La sienne, parce qu’il la connaît mieux qu’une autre et la chérit, mais aussi toutes les langues du monde qui tournent et bruissent autour du bassin (114) du Luxembourg, qui se nouent et se dénouent dans un poudroiement de poussière dorée autour de lui.
Rolin dit partout son amour de la langue. Il ne lui suffit pas d’avoir intensément vécu ceci ou cela. Il lui faut attendre les mots… Je m’en remets à eux (10). Il lui faut toujours trouver les plus justes, trouver l’accord. Ce qui n’a rien d’un souci d’esthète ignorant le mal du monde, car Rolin a vu de trop près l’état de délabrement, de pauvreté, de misère, de souffrance des pays ravagés, et nombreux, qu’il a parcourus, et souvent au risque de sa vie, du Soudan à la Russie, de l’Amérique latine au Proche, Moyen ou Extrême-Orient. Qu’est-ce donc alors que cette étrange entreprise d’un sujet qui éprouve le besoin de verser dans la langue ce qu’il lui a été donné de vivre sinon un désir éperdu, orgueilleux, oui, de faire de la beauté avec des mots (12), comme le firent avant lui et pour lui, pour nous, tous ceux qu’il admire et dont les noms (longue est la liste) tournent dans tous ses livres : de Homère à Cendrars, d’Ovide à Nabokov, de Montaigne à Borges, de Hugo à Apollinaire et à tant d’autres. Au point qu’il réussit le pari de sa plus modeste ambition : si ce que j’écris à présent ne pouvait servir qu’à ça, à faire lire d’autres livres (32). Oui, Extérieur monde est aussi une prodigieuse invitation à la lecture.
Des livres aux paysages, des moments vécus aux êtres rencontrés, Rolin aura pratiqué partout l’éloge de la beauté. Ce qui est retenu d’un moment de juvénile émotion érotique ? On faisait partie du rivage, de sa beauté (117). La beauté de certains paysages, ou le plaisir de nager, procurent un sentiment de plénitude (185), qui est ce qu’on appelle bonheur dans une expérience humaine. Ce qui est retenu de ce désert de poussière qu’est le Turkménistan ? deux choses belles : les roses trémières… et les jeunes filles (137). D’un voyage en avion ? le spectacle somptueux que révèle le hublot (169). Des étals d’un marché russe ? la même splendeur : celle de ces millions de lingots ambrés de poissons, … des millions de grosses perles scintillant dans des seaux sur la neige, dorées comme des grains de raisin mûrs, couleur rubis, topaze, feu, sang, trésors de Golconde ou de Crésus, caverne d’Ali Baba, or du Pérou rutilant dans la cale d’un galion espagnol (79).
Les femmes, toutes les femmes aimées participent de la beauté du monde. Pas une des très aimées ne portent une ombre à son portrait. Jane : Belle (228) ; la femme Dankali : la grâce même ; l’amante d’autrefois retrouvée à Sleeuwijk (151) ; les jeunes filles d’Achgabat, Lolita Sakhaline, la cruelle qui le plaque, comme elles font toutes, qui l’ont rendu cinglé, parfois, à toutes grâces sont rendues pour leur beauté, la plénitude du bonheur ou l’acuité de la souffrance qu’elles ont permises, la vie même.
Cet éloge de la beauté à travers tous ses êtres ne fait pas d’Extérieur monde un livre euphorique. S’il arrive qu’on sourie aux extravagances d’un Nessim, le garagiste fou, ou à la dérision d’un portrait, celui de l’auteur surtout : Un sultan bien déglingué (109) ou : C’est moi l’invité, c’est elle la vedette, la tonalité d’ensemble est plutôt en mineur. Le livre est à la fois nostalgique, la nostalgie bien redéfinie à partir de son étymologie oubliée venue du nostos grec, et mélancolique : je suis plutôt un joueur de violoncelle (66) et on est si souvent seul… Et un long passage est formulé sotto voce, dans l’intonation qui est celle d’Apollinaire, l’un des poètes les plus aimés.
Cet éloge de la beauté n’a rien non plus de méthodique. Du livre qui s’ouvre, l’écrivain avoue ne savoir où il va. Il se laisse guider par les mots. Il ira de digression en digression : Et maintenant Hugo me transporte d’une vue oblique, vers un autre bout du monde (71) car dans la mémoire, les chemins se parcourent à la vitesse de l’émotion qui les trace. Confiant dans les mots de la langue, l’écrivain s’abandonne à la remontée de souvenirs, à des scènes anciennes dont le remous l’emporte avec son lot d’émotions fortes. Cette docilité aux mouvements imprévisibles de la mémoire, à sa ductilité donne au livre sa respiration. Diastole, systole, les séquences où se revit telle scène, telle rencontre, où se parcourt à nouveau telle ville sont toutes inégales. Et c’est comme en respirant très profondément, en prenant son souffle très loin que l’écrivain parvient à maintenir sur une vingtaine de pages l’évocation (la plus longue) de l’ami le plus cher et qui va mourir – à l’heure du livre, l’ami est mort… Ce livre est aussi une nekuia.
Si douloureuses soient la descente au pays des Ombres et la remontée, il faut poursuivre, continuer : on recommencera, tant qu’on en aura la force – comme on continuera à se laisser étonner, et instruire, et façonner par le monde. Notre condition humaine nous fait mortels, mais en attendant la vie est un don prodigieux. Il faut savoir aimer, tant qu’on en aura la force, et dire, dans les mots de la langue – et la nôtre est si belle - ce qui a donné à la vie son prix rare, ses joies folles et ses souffrances aiguës : la beauté vertigineuse du monde, le corps des femmes, la force de l’amitié – et tant de livres.  
Bernadette Engel-Roux
Olivier Rolin, Extérieur monde, Gallimard, 2019, 302 p., 20 €


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