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(Note de lecture) Personne, d'Antoine Emaz et Si décousu de Ludovic Degroote, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Retour et ressac des bords de la poésie

Antoine emaz  personne
Ce sont deux livres qui se parlent, qui font étendre également mais de façon différente le bruit de la mer, l’infini du ciel, le pastel des bords de mer et le soi : Personne d’Antoine Emaz et Si décousu de Ludovic Degroote, tous les deux chez Unes.
Antoine Emaz est décédé l’année dernière, ce mince recueil réunit des poèmes parus auparavant dans des éditions à tirage limité, avec une préface profonde et sensible de Ludovic Degroote.
Celui-ci publie en même temps avec Si décousu un ensemble (pas décousu du tout…) de poèmes et proses également parus en tirages limités sur une quinzaine d’années, accompagné de travaux de peintres.
Ce type de livres est toujours extrêmement intéressant dans la mesure où l’on voit le parcours fait, l’évolution d’un travail, ses ruptures ou ses continuités.
Dans l’un et l’autre cas, le travail va vers le peu, le moindre, l’encore moins, le presque silencieux, si discret dans la perspective emazienne, si divisé en soi et par soi chez Ludovic Degroote.
La préoccupation existentielle est centrale et commune. Antoine Emaz se savait malade, Ludovic Degroote comme nous avance en âge. La poésie n’aide pas à apaiser les angoisses…
Quelque chose « revient » chez Antoine Emaz, et comme le souligne Ludovic Degroote dans sa préface, « revenir n’est possible que dans un temps différent », nous le savions depuis Héraclite mais nous nous en rendrons compte terriblement à la fin de cette période virale et confinée, que nous ne vivons au fond que de l’intérieur. Au retour nous serons exposés à la reprise, ivres sans doute mais aussi sonnés, perplexes, nous demandant plus que jamais ce qui nous est arrivé. Au même lieu peut-être mais en aucun cas dans le même temps. Un saut, un laps ont lieu en ce moment, dont nous ignorons le mode, ils n’apparaîtront qu’après coup. Qu’est-ce que ça aura été, nous n’aurons rien de trop pour y penser, s’y pencher, tenter de reprendre pied.
Antoine Emaz était le poète du peu de je, ce « j’euh » à la fois drôle et bégayant, conscient de n’avoir un corps que mortel, « peau pour un temps », tête ne sachant pas grand-chose, encore un beckettien bouleversant, « mais il n’y a plus grand monde/aussi/sauf une tête une langue/tant que tête/et langue », Ludovic Degroote enchaîne « on se fonde sur ce qui manque  … la trace d’un corps ou d’une image/n’ôte rien du manque/par lequel on existe »,
« Ils disent, mis je n’entends plus rien »
ou « je me continue par la suite/la route et le débris ne me quittent jamais. »

On marche avec Antoine Emaz dans le vent, pris dans des draps mêlés au ciel et à l’eau, quelques poèmes ainsi s’enlacent littéralement, reprenant ces motifs de mouvement, « il faudrait de l’air/remettre du vent /dans tous les blancs », tout tourne, ainsi les mouettes autour de la Hölderlinturm non loin d’ici, ainsi les mouettes de la mer d’Antoine Emaz prises dans le linceul du ciel et le « lin fin seul » des tissus, « voile sans barque ni voyage ni tissu pastel clair lessivé linge d’on ne sait qui dans le suaire d’air qui bat comme une face au vent sous le ciel
Là en fait presque l’air de rien ou les mots dans leur bruit froissé de vent le bleu du lin des mots tressés tissés de souffle mots face rien dans leur peu presque vide bleu ».
Écho chez Ludovic Degroote : « ici est un poème/pour prendre un peu d’air/avant la suite ».
Cette voix était proche de l’extinction mais ce qu’elle laisse entendre en derniers recours, c’est le bruit du vent, un murmure, et le silence qui finit par nous étreindre.
Degroote  si décousu
« Je l’ai dit je me rate »
, l’approche chez Ludovic Degroote (voir la présentation détaillée d’Anne Malaprade sur ce site) est plus âpre, on pense à nouveau à Beckett qui aurait pu dire « je rate donc je suis », en rien une posture, simplement quelqu’un qui essaie de tenir sur ses pattes et tente comprendre d’où il sort et vers quoi il va finir en petits os, quoi que l’on puisse préférer les cendres… : « Ce serait bien que nous puissions y arriver/sans se défaire ».
Je disais rater, mais aussi le lien ténu, à l’autre, à soi  « Mieux vaut parfois s’en tenir au blanc. On passe par les blancs, on se sent bien. Et puis, de temps en temps, dans la tenue d’un qui se démolit, on se rejoint …
Je disais la mer :  « ici comme ailleurs mer bleue, ou verte/je peux aller ailleurs/la mer me traverse/je me croise sans qu’aucun bleu ou vert ne se croise … bleu ciel passé/sous les roses/nuages du soir mer lente », « il faudrait séparer la mer de mon regard séparer mon regard de ma tête et ma tête du monde », « simple silence du bout – plages; avec ce vent qui pince, et le bruit gros de la mer dans un soleil jaune froid », ici tout à coup plus rude que chez Antoine Emaz, qu’il s’agisse d’un climat ou de sa perception. La seconde partie du livre est plus violence, plus hachée, même les dernières proses, rapides et fluides comme dans une course. Le mer ici est plus glacée, plus coléreuse, ce ne sont pas les mêmes paysages entre la douceur bretonne et les ciels du Nord.
Mais les deux livres semblent en effet se porter l’un l’autre, plus doux et comme déjà retiré, très solitaire chez Antoine Emaz, d’une écriture de moins en moins blanche et désespérée chez Ludovic Degroote, une grande beauté plus défaite ici, plus éperdue là, saisissante pour chacun et qui demeure en nous longtemps après la lecture.
Ils étaient amis, ils le restent, leurs livres chuchotent ensemble dans le ressac.
Isabelle Baladine Howald

Antoine Emaz, Personne, éditions Unes, préface de Ludovic Degroote, 2020, 63 p., 16€
Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes, 2019, 136 p., 21 #, sur le site de l’éditeur


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