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(Anthologie permanente) John Ashbery, Autoportrait dans un miroir convexe

Par Florence Trocmé


John Ashbery  autoportrait dans un miroir convexeLes éditions Joca Seria publient Autoportrait dans un miroir convexe, de John Ashbery, traduction de Pierre Alferi, Olivier Brossard et Marc Chénetier.

Le tout et le reste
Et pour ceux qui comprennent :
Nous avons changé de pied ce jour-là, jusqu'à ne plus
Pouvoir rien sortir de la situation que nous avions ainsi imitée.
Et nous en avions dès lors parlé
Non comme d'un être humain, d'une courtoisie et d'une intelligence profondes
Proposant d'exprimer de sombres préoccupations
Mais comme d'une description de soi non dénuée d'intérêt.
Ainsi restent dérisoires les bonnes intentions
Soumises qu'elles sont aux froides rosées
Et aux conditions tenaces d'un gagne-pain.
L'aube grave se drape-t-elle dans un motif de liseron
Que le midi suivant le modifie, falot ou carrément dépourvu de tragique,
Jusqu'à ce que le motif ne soit plus guère qu'empreintes de pas,
Sèches et gaies, entichées du vieux-jeu et du routinier.
« Les conditions » ne sont pas un signe, mais pourraient être
Un sous-produit, une banlieue ouvrière anonyme
Dans la grande douceur qui a envahi l'air
Dans un craquement de rouages, de revirements habiles.
Le soleil aveuglé va devoir en répondre
Mais toujours-est-il que les logements sont construits
Et qu'on a bel et bien emménagé dans certains.
Mais ce que je veux dire c'est qu'il est inexcusable
De déduire sans arrêt le général du particulier,
Comme des taches sur ce soleil. Combien de
Gémissements impuissants ont propulsé des orchestres
Sur des parquets fébriles jusqu'à ce que même
Les danseurs s'y trouvent, en valses gauches au début
Mais maintenant statiques et bourdonnants comme un tissu écossais.
  Personne
Ne s'en soucie ni n'utilise plus la petite gare.
Ils sont trop jeunes pour se rappeler
Comment c'était lorsqu'arrivaient les derniers trains.
Un ciel violet rasant les crêtes grises.
Quel paresseux appétit
Entretenait le cercle des busards en vol, et lorsque venait
L'aube c'était sur quatre roues, sans excuses et sans histoires.
Il est impossible de s'imaginer la solidité
Des relations à l'époque. Par principe,
On ne laissait jamais place au flottement, de sorte que
Tout était utile. Les gens mouraient
Ravis de la longue attente,
Faisaient s'élever de brèves paroles dans l'après-midi, les collines :
Puis la gentillesse basculait pour la dernière fois.
Te rappelles-tu comment nous cueillions
La reine des bois, la reine des bois ? Mais toute chose  
Ne peut être armoriée, même si bien sûr beaucoup
Le peuvent, et les rares consacrées
Par un caprice échappant aux majestueuses
Mâchoires du temps mènent des vies heureuses et utiles
Sans savoir que l'univers est un vaste incubateur.
Le sentir clairement ce n'est hélas pas le savoir –
De nos jours les instructions proviennent de nombreux domaines distincts
Qui se rejoignent à l'endroit d'un piédestal désert.
Trop d'armées, trop de rêves, et c'en est
Fini. Adieu, dis-tu, à la prochaine
Et je mets nos conditions en place jusqu'à la prochaine fois
Mais le ciel se renfrogne, et le travail est achevé en rêve.
(Traduction de Marc Chénetier)
John Ashbery, Autoportrait dans un miroir convexe, traduit par Pierre Alferi, Olivier Brossard et Mar Chénetier, éditions Joca Seria, 2020, 141 p., 25€, p. 79.
NDLR : l’édition n’est pas bilingue et il n’a pu être trouvé en ligne la version originale de c epoème.
L’image de couverture du livre est une collage de John Ashbery, The mail in Norway, 2009
Sur le site de l’éditeur : « Tout artiste qui se respecte devrait avoir comme seul objectif de créer une œuvre dont le critique ne saurait même commencer à parler.  » Les propos tenus par John Ashbery sur l’œuvre du peintre Brice Marden éclairent la sienne, si singulière, qui s’ouvre avec Some Trees, choisi en 1956 par W. H. Auden pour le Yale Series of Younger Poets Prize. À peine vingt ans plus tard, le magistral Autoportrait dans un miroir convexe, éponyme du poème inspiré par le tableau du Parmesan, mêle réflexions intimes, propositions esthétiques et regards sur le monde environnant à la lumière d’un examen des rapports difficiles entre peinture et poésie.
Les mensonges tombent du ciel tels des fils de lin
Sur l’Amérique entière, et le fait que certains soient vrais
Ne compte certes pas mais sert tout de même à justifier
Toute cette folie organisatrice sous le déferlement des plaisirs convenables
.
(Grand Galop)
John Ashbery (1927-2017) est l’un des plus grands poètes américains du 20e siècle. Après la publication de plusieurs livres remarqués dans les cercles d’avant-garde (dont Le serment du Jeu de Paume en 1962 et Trois poèmes en 1972), il obtient la consécration en 1975 avec la publication d’Autoportrait dans un miroir convexe qui reçoit l’année suivante les trois plus prestigieuses distinctions littéraires américaines : le Prix Pulitzer, la National Book Award et la National Book Critics Circle Award.


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