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(Note de lecture) Mathieu Brosseau, L'Exercice de la disparition, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé
(Note de lecture) Mathieu Brosseau, L'Exercice de la disparition, par Jean-Nicolas ClamangesFruit d'une résidence d'écriture à la Maison de la poésie de Rennes, ce livre est composé d'un ample préambule, principalement en prose, intitulé Le gant retourné, suivi d'un ensemble où domine le vers libre, intitulé Se croiser en X. Les lignes d'un trait saccadé figurant des images de corps ou de membres sous tension font contrepoint aux textes dont ils relèvent teneur et rythmes.
Imprimé blanc sur noir, comme la couverture, Le gant retourné s'ouvre sur une captatio benevolentiae intitulée " À toi ", exigeant une lecture dont le criterium ne sera pas la qualité littéraire de ces pages mais la sincérité de l'auteur, et, à travers elle, son " innocence " ; l'explicit du texte annonce pour sa part, comme ouverture sur l'ensemble qui suit, une forme non " lissée " dans l'économie de ses " variations ", au motif que " tout bouge, moi avec, le style [étant] humeur des vents et des marées " - disparates revendiquées comme pierre de touche de la justesse de ce qu'on lira:
Tous ces textes, même difformes isolément, même contrastés les uns par rapport aux autres, décrivent un seul et même geste qui leur est infiniment supérieur, et qu'il t'appartient, ou non, de saisir.
Alors, oui, je te prie de n'apprécier ici que la sincérité d'une démarche [...].
C'est là reprendre en l'exacerbant le programme de Rousseau dans ses Confessions, qu'il s'agisse d'impliquer la lecture dans l'expérience de sincérité radicale, ou de l'avertir des fluctuations stylistiques qui en résulteront : " C'est ici de mon portrait qu'il s'agit et non pas d'un livre [...]. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme ; j'aurai toujours celui qui me viendra [...] sans m'embarrasser de la bigarrure " (a).
La réception des textes autobiographiques de Rousseau a montré qu'un tel programme devait engendrer d'infinis conflits d'interprétation portant sur l'authenticité de sa prétention à la transparence, ainsi que des ruisseaux d'encre dévolus à démontrer le caractère littérairement calculé de son écriture. Il est probable qu'il n'en ira pas autrement de L'Exercice de la disparition, pour autant, du moins, que persiste notre espèce pour s'en soucier ; dans l'attente, l'auteur se cautionne, en ses notes infra-paginales, de références canoniques : Verlaine, Rimbaud, ainsi que d'un écrivain contemporain qui n'est autre que lui-même...
Pour ma part, je tairai mes considérations littéraires sur ce texte, puisqu'il les désavoue comme hors-sujet, et me bornerai à signaler le caractère extrêmement touchant du dernier tiers, où intervient le récit d'une longue et systématique autodestruction par l'alcool dont la victime ignore même comment elle en fut libérée :
Je ne sais ce qui m'a fait arrêter, peut-être le besoin d'allumer ma parole, d'entendre celle des autres, peut-être la foi dans le monde retourné. [...]
Et quel est-il sinon le monde dévoilé ? Et quel est pour moi l'intérêt, s'il en est, de l'écrire ? Quand les mots sont le chemin même.
Le caractère énigmatique du titre de la vingtaine de séquences qui composent la seconde partie du livre : Se croiser en X, se trouve sinon levé, du moins explicité à la dernière page, comme " ce qui reste " d'un certain " Thieu " que la première page figure en bolide lancé à la vitesse de la Vitesse dans le paysage du monde tel qu'il apparaît, les pages suivantes filant l'image d'une pupille dont la traversée en son centre livrerait l'accès au " monde vrai ", seule naissance authentique à ce qu'il semble, en dépit de la théorie dominante, " on croit qu'on sort de maman, oh mais pas du tout ! ". Un second préambule, en somme, mais visionnaire, à la vingtaine de poèmes qui vont suivre, d'ailleurs lexicalement imbibés autant que rythmiquement syncopés par une sorte de transmutation poétique de ce qui œuvrait à détruire l'auteur dans la confession d'enfer plus haut évoquée.
Dans cette suite, la pensée médite à partir de supports linguistiques discrets mais stratégiques en ce qu'ils organisent du rapport à l'espace et au temps, adverbes et prépositions notamment, dont le sens est creusé jusqu'à l'inversion : " Tôt ou tard, c'est déjà ", " ces ailleurs d'hier portent le lendemain ", en provoquant des collisions de particules : " après c'est dedans ", " Rire c'est dehors ", " Partout s'y trouve ", etc. où affleurent des rémanences de Jean-Pierre Duprey : par exemple, " J'habite ce nulle-part qui m'habite [...] " (p. 85) (b), ou, parmi les contemporains, d'Armand Dupuy : " l'étranger horde/dehors " (p. 103) (c).
Insistante revient l'image de la rivière échappée ou du torrent, comme figuration d'une pensée qui va bondissant, selon des rythmes aléatoires : " la pensée chutant, claquée, précipitée, est un corps en rebond galet. Et sa seule misère est l'esprit de suite ". Au point que parfois un bégaiement la saisisse, comme chez Ghérasim Luca, doublé de glissements, chuintements, verbigérations et autres productions glossolaliques, par exemple dans le texte intitulé làX qui aurait sans doute plu au Desnos de L'Aumonyme. Cette courbe de cascade affolée procède aussi de torsions morphologiques qui accélèrent le cours mental : " Que croire quand vide ? ", " Quelqu'un vouloir ", " Autophage nous/ces morceaux leur disparition ". Un effet que procure parallèlement l'asyndète : " Toi Juste aigreur soupir lamentation comme/celles refoulées coupées ", ou l'élision : " L'idée c'est taire, percer par crire,/Crire nidée, crire tête splose [...] ".
Si ce corps-pensée-flux charrie nécessairement le nonsense et la dérision généralisés, ce n'est pas son tout car sa quête incessante laisse aussi affleurer, en son chaos, des aphorismes : " Les éclaircies sont insolentes ", " Quand l'icône se voit, la pensée pense " ; ou encore des sortes de maximes d'une assez belle eau en leurs paradoxes : " Les choses passent, Oui les choses passent/Et c'est dedans les choses qu'il faut se retrouver " ; non sans résonances mystiques parfois comme en cette formule jouant sur la syllepse : " N'être rien pour habiter un parcours qui habite ". Du reste, l'auteur, songeant peut-être à tel film de Wim Wenders, ne revendique-t-il pas, à la fin du Gant retourné, " l'adresse ou la maladresse des anges " ?
Réellement méditative à travers une violence parfois proche de la fureur d'une Alice Massénat, cette entreprise reprend à sa façon le chemin nervalien/rimbaldien vers " La vie de l'autre côté/Une vie détourée ". Cela jusqu'à la grande anti-ode à la rude vérité de la perte intitulée La fille qui habite le mur à la Cité perdue, conjuguant une imagerie de la rupture amoureuse proche du Dylan de Like a rolling stone ou de It's all over now baby blues, aux violents remous d'une langue dite crachée, sinon vomie, pour chanter à l'électronique Cité nôtre un retour fiévreux - " comme comète " - du romantisme noir.
Jean-Nicolas Clamanges
(a) Œuvres complètes I, Pléiade, 1959, p. 1154.
(b) Voir les deux Chanson à reculons et La Lande des au-dela, in La Fin et la manière, Le Soleil noir, 1965, p. 51-54 et 63.
(c) Armand Dupuy, Dehors/hors de/horde, publie.net, 2008 ; un écrivain avec lequel Mathieu Brosseau partage un goût affirmé pour l'anacoluthe rompant le fil syntaxique en fin de proposition, de phrase ou de vers.
Mathieu Brosseau, L'Exercice de la disparition, avec des dessins d'Ena Lindenbaur, Le Castor Astral, 2020, 130 p., 10 €
Extraits

Et quand j'avance
en cadavre, rien, rien ne juge en retour
pas même pas même : rien
ça tire, et traîne un corps, ça
des yeux sont ouverts au scalpel, miens
l'écorce des pupilles remonte et se retourne
à la façon des pétales
sève, lave ou pus poussés
à la vitre les yeux d'un mort ne disent : rien
pas même pas même
et se libèrent et s'envolent les derniers oiseaux
encore là, restés

il n'y a plus qu'un œil à la fenêtre
pas plus
Le gant retourné, p. 24-25
*
Prendre corps au rebond I.
Allons
Mieux vaut, amnésiques et funestes, prendre son corps au rebond plutôt que rire de sa trace.
Ou pire : s'endormir dans le lit de son récit.
Mais, définitivement, l'irréparable serait de prendre deux corps ou plus, porteurs d'autres vies. Leur fiction vous attirerait irrémédiablement vers leur jus sucré collant et vous n'y échapperiez pas, sauf à devenir bêtement fou (c'est-à-dire détisseurs de broderies).
Et un corps, ne jamais répondre à la question triviale :
" Oh, mais quel bon vent vous amène ? " Taire la pensée
des nautres n'est pas la nier, elle, non, non, c'est juste rester fluide,
le, fluide, dans ses, attaques, et, ses, remous.
Ça ressemble à du rafting ça.
Ou à un corps ça.
Un objet chutant sans fin dans un tunnel mal pavé, chutant comme celui d'une pensée vivante, un corps-poupée parfois raclant les pierres, rafting, chutant, ou rebondissant contre elles, parfois tamponnant contre les rochers qui l'expulsent ou glissant dans un air noir.
Se croiser en X, p. 105-106

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