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(Note de lecture) Philippe Jaffeux, Pages, par Murielle Compère-Demarcy

Par Florence Trocmé


Philippe Jaffeux  PagesPages
de Ph. Jaffeux s’offre en 52 pages comme 52 semaines annuelles ; comme 2 x 26 lettres de l’Alphabet. Avec pour tentative d’articuler de visu et dans le texte la perception immédiate d’une image avec celle d’une musique. Nous sommes dans la force cinétique de l’étendue temporelle et de l’étirement spatial, lorsqu’ils touchent les cordes de notre perception. « Sensus studium » ? Quelles correspondances jouer dans l’alphabet pour faire se rencontrer une image et une musique accordées sur les lignes synchronisées d’une « langue cosmique » ?
Comme d’ordinaire chez Jaffeux nous quittons la lecture linéaire du monde perçu et attaquons les Pages dans l’écart (linguistique). Expérience poétique au sens étymologique (du grec poïen), approche métaphysique, expérience littéraire ou littérature expérimentale. L’analyse de la création littéraire peut s’effectuer suivant trois instances que sont la Langue, la Parole et la réalisation particulière de celle-ci que constitue l’Œuvre littéraire. Trois définitions de « l’écart » émergent des rapports entretenus par les trois instances : l’écart comme infraction au code de la langue (cf. à des points de vue différents « l’espéranto lyrique » (R. Bertelé) chez Michaux, les infractions à la morphologie de Queneau, au niveau du syntagme et de la phrase chez Céline, glossolalies d’Artaud, - lyrisme algorithmique chez Jaffeux ? ex. : le « hasart » constitue dans l’œuvre de l’auteur d’Alphabet une « infraction au code de la langue ») ; l’écart comme tout fait de parole constituant une infraction par rapport à un niveau dit « non marqué » de la parole ; l’écart comme tout fait de parole constituant une infraction aux lois qui régissent le fonctionnement du contexte. Ce sens 3 de l’écart est intéressant vis-à-vis de l’œuvre de Ph. Jaffeux chez qui chaque texte, appartenant lui-même à une langue, fonctionne comme une langue et où la superposition du système linguistique connotatif (auquel renvoie le langage poétique) à un système dénotatif permet de ne pas s’en tenir à la stylistique pure mais nous incite davantage à regarder l’œuvre du point de vue de la sémiotique littéraire. L’œuvre de création poétique de Jaffeux, -à la fois Livre-(monstre du) monde, Cosmogonie, Poétique et dont ces Pages écrivent une plage musicale vrillée à la présence instantanée d’une image- constitue un système ouvert de variables, tournant comme un vinyle dont on ne réécoute jamais le même single.
Il nous arrive communément de transformer une musique en image(s), de mettre une musique sur une image. Jaffeux ose, en ces 52 Pages, la rencontre en simultané de 52 images avec 52 musiques, sur le mode d’une articulation textuelle singulière en son rythme, en son espace déployé, en ses pixels et notes orchestrés.
(…)       Le  degré  zéro  de  la
musique galvanise un alphabet qui démantèle une
écriture assourdissante
(…)
"Le boléro de Ravel" (p.37)
Une inventivité enthousiaste  convoque  un  équilibre  exubérant  qui
juxtapose des tableaux sonores sur l’intensité d’une vile agitée  Une
mosaïque de sons et d’images enjoués dévoile les multiples facettes
d’un univers ensorcelant
(…)
"Gershwin" (p.29)
L’univers musical éclectique (musique classique, rock, blues, folk, psychédélique, heavy metal, jazz, etc.) envoie ses résonances dans l’espace de l’image et leur corps-à-corps dans « le vide » du texte en cours d’écriture mêle leur tempo et file leur film, métaphores d’un « rêve étourdissant » emporté et qui nous transporte dans un montage aux interprétations inépuisables. Vertigineux. « L’immédiateté de la musique et des images transcende un langage réduit en un médium ennuyant », écrit Jaffeux dans "Vertigo", composition à la partition figurée par une seconde partie du texte à l’envers et en sens inverse en bas de page. N’est-ce pas l’apparition parodique de la place du support et contenu textuel aujourd’hui : apparition à la visibilité réduite en peau de chagrin @ l’ère du numérique, à l’heure des communications immédiates vidées de réflexion ? Clin d’œil de Jaffeux ? La composition de 52 pages qui en résulte fait écho et dessine, en chacune de ses pages remuée telle une lame de fond, « le spectre sonore » : « l’impact (vibratoire et jubilatoire) de l’alphabet » … Pages, où « des mélodies aléatoires conversent avec un corps qui réfléchit l’agilité d’une performance spirituelle ».
Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
Philippe Jaffeux, Pages, éd. Plaine Page, coll. Calepins ; 2020, 52 p., 10 €
On peut lire plusieurs extraits de ce livre :  
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 1 (Mozart, Le flamenco)
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 2 (J.S. Bach, la cornemuse),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 3 (Stravinsky, Scriabine),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 4 (John Cage, Vertigo),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 5 (George Gershwin, Paul Dukas),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 6 (Haendel, Purcell),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 7 (Mozart, Wagner),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 8 & fin (Honegger, Ravel)
et cette autre note de lecture, accompagnée d’autres extraits :
(Note de lecture) Philippe Jaffeux, Pages, par Jean-Nicolas Clamanges


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