Magazine Culture

(Note de lecture), Antoine Emaz, Personne, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé


Antoine Emaz  PersonneLes éditions Unes ont regroupé cinq minces recueils, parus à très peu d’exemplaires, d’Antoine Emaz, disparu en 2019. Si le premier, Personne, date de 1996, les autres sont de ses trois dernières années.
La simplicité des titres, souvent constitués d’un seul mot, va de pair avec la polysémie et ses harmoniques de sens : Personne, Passants, Vent, Plein air
François Gantheret fait remarquer qu’ « un mot sans rien autour ce n’est qu’un son, et justement de n’être qu’un son il n’est qu’une chose, mais d’être indéniablement un mot qui a perdu ses proches, c’est un mot-chose, un être qui abolit la frontière – pas pour longtemps ! » (François Gantheret, Fins de moi difficiles– Gallimard, 2015). Le mot titre, comme un terme isolé dans le vers, devient un mot-passeur qui porte le poète à constater tout de même que « c’est dire », ou « encore dire », ou même que « cela va sans dire », en conjuguant nécessité et inanité.
Le cinquième titre, plus long, Un lieu, loin, ici, poème à lui seul, condense l’écriture d’Antoine Emaz : rien de trop.
L’excès n’entre pas dans cette langue poétique souvent cassée, interrompue comme la vie vécue – telle quelle.
l’arbre s’affole encore
comme main dans les mots
l’air
tordu dans l’arbre tordu
dans l’air

Le vers, dans sa séquence rythmique coupée, se délite sur la ligne suivante et la syntaxe, établie sur le manque, ne se clôt pas en phrase. D’ailleurs, la ponctuation ne l’oriente pas. Nous lisons, par approches successives, interrompant notre lecture non lorsque cela nous est indiqué par un signe diacritique, mais au moment où le blanc en fin de ligne incite au ralentissement puis à la reprise au vers suivant. Pas d’effet, une coulée lente à trajectoire modifiée légèrement alors que, dans la détermination, tout est amoindri : chaque mot est rendu à sa particularité jusqu’à la sécheresse de cette langue dépouillée, jusqu’à son ossature. Dans sa préface éclairante, Ludovic Degroote évoque à son propos « une réduction, au sens culinaire ». Peu de verbes conjugués, peu d’actions, des mots invariables pour un sens qui ne disparaît pas mais se déplace, à peine. En cette langue amenuisée, chaque terme garde sa substance, unique.
À l’adverbe de porter la réduction dans une localisation temporelle indéfinie que la succession des instants, dans un enregistrement irrégulier, guide :
et donc là qui
un pan de blanc trop en avant tombe
et le donc rebondit
un peu
après

La conjonction « donc », qui ouvre le recueil, reste sans suite, aucun résultat autre que la modification de son entourage contextuel. Le poème pense ou songe, les mots résonnent dans le blanc de la page.
Des mots sont modifiés, à leur radical intact on ajoute des suffixes : passants, passages, passés – cette déclinaison redondante d’une racine identique entérine de menues variations, elle rend compte « des passants qui semblaient / ressembler », dans ce même principe, où l’indistinct reste ce qui paraît, dont on n’est pas sûr de percevoir les contours justes. On comprend que la présence de chaque mot sur la page fut pesée, évaluée avant d’être retenue, chacun exprime le peu de certitude « alors que l’espace est devant / vide/ à nouveau ». La copule affirme le vide, certain, puisque le reste glisse toujours.
On ne dissocie pas les adverbes contradictoires, comme « dedans, dehors » ou « ici, là-bas ». C’est l’union des contraires, si peu « entre ». Rien n’est jamais binaire puisque ce qui vit entre deux est sans doute le mouvement, léger, qui est à l’œuvre dans nos vies.
La négation, sous des formes différentes, totale ou portée par des prépositions privatives, définit ce monde perçu et décrit, « on ne s’y retrouve pas ». L’œil peine à reconnaître, à nommer le peu qu’il faudrait, tout est « serré », « entassé » comme des linges empilés, des strates de mémoires. Pour les personnes passées, « on ne sait plus », « le reste n’y est pour rien ». La détermination indéfinie souvent réservée au lieu n’offre que peu de prise. Dans ce  paysage maritime, les vagues, avec « leur énergie qui se replie », ressassent le temps. L’avancée, imperceptible, peut s’incarner dans ce mouvement cyclique :
sol stable dans le temps
plage de mémoire
la même
des années de sable

Le sable de la plage s’écoule dans un sablier, il passe, faisant place au vide :
passent la vie courte et le sable des gens
le peu de poids des jours
s’en va
au fond du vent jusqu’à
plus rien que du son sans oreilles

Quant aux vagues, elles évoquent le drap bleu étendu qui sèche au vent. Drap de lin seul, ou linceul, entre mer et ciel, pour celui qui sait sa disparition proche :
voile sans barque ni voyage tissu pastel clair lessivé linge d’on ne sait qui dans le suaire d’air qui bat comme une face au vent sous le ciel

Antoine Emaz cite Baudelaire, les « parfums frais », ceux de l’enfance avec sa « tristesse étrange », mais aussi le « long linceul » de « Recueillement », ce sonnet où l’on entend approcher « la douce Nuit qui marche ». Comme le poète de « Semper eadem », celui de Personne semble revendiquer « un beau songe » alors que vivre est « [u]ne douleur très simple et non mystérieuse ».
Les tournures impersonnelles, le pronom indéfini « on », comme toujours chez Émaz, affectent le sujet en affaiblissant la prise qu’il pourrait avoir sur le mouvement de la vie. Ceci est accepté – nulle portée déceptive, un constat et son acceptation ; « est-ce vraiment important » ?
Pour la vie comme pour les mots, tout se donne et se retire presque simultanément, tant se confondent en se succédant les deux mouvements. Lorsqu’un conditionnel énonce une possibilité, « il faudrait de l’air / remettre du vent / dans tous les blancs », elle est invalidée au vers ou à la page suivante, réduisant l’écart à un minime écueil, perceptible à peine.
Ludovic Degroote analyse précisément l’ancrage de ces cinq poèmes, il souligne « le constat de ce qui glisse à travers un paysage comme à travers soi ». Seul un déplacement léger évoque cette défaillance de mémoire car tout est « lieu sûr sans lieu ».
Le philosophe Jean-Louis Chrétien affirmait qu’ « un être ne se brise que selon lui-même et sa propre structure », que chacun a « sa ligne de faille » (Jean-Louis Chrétien, Fragilité– Minuit, 2017). Le poème s’avère défaillant par essence autant que par nécessité. Son authenticité (sa vérité ?) repose sur ce postulat qui nourrit à bas bruit toute l’écriture d’Antoine Émaz.
après
ce sera vraiment fini

Isabelle Lévesque

Extrait (p.23) :

revenir seulement aux vagues
leur calme lancinant fatigué
à marée basse
leur énergie qui se replie
tirer dedans comme un drap
lourd d’écume et de sel
du ciel un peu aussi
et dans les plis
les êtres
passés
pas plus
des ombres
des bouts
Antoine Émaz, Personne (préface de Ludovic Degroote), Éditions Unes, 2020, 64 p., 16 €.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines