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(Note de lecture), Jacques Demarcq, La vie volatile, note 1, par Jean Renaud

Par Florence Trocmé


Poezibao publie aujourd'hui un ensemble consacré à l'important livre de Jacques Demarcq, La vie volatile. Deux notes, l'une signée Jean Renaud, l'autre Auxeméry.
Poezibao conseille aux lecteurs de se reporter aux extraits du livre proposés par l'éditeur, Nous, sur son site, pour mieux appréhender la teneur de l'ouvrage.
Ci-dessous, la première note, signée donc Jean Renaud :

« Le réel n’a pas de nom »

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Si La Vie volatile constitue évidemment la suite des Zozios (2008), c’est avec une ambition plus vaste, et qu’on dirait volontiers plus inquiète n’était l’inépuisable allant de l’écriture. Écriture double, observera-t-on d’emblée, tantôt prose tantôt poésie — l’une et l’autre, selon les moments, juxtaposées ou mêlées.
En prose nous sont donnés, d’une part, des récits de voyages, et, d’autre part, plus brièvement, quelques considérations de « théorie ». Les voyages sont ceux que Jacques Demarcq a faits « Aux Amériques » (les cent premières pages, de prose continue), en Asie (le Cambodge, en particulier) et au Sénégal (la prose, dans ces deux cas, mêlée de poésie et d’images), pays où il est possible d’observer les oiseaux désirés. Quant aux aperçus théoriques, ils concernent soit l’écriture de ce livre (l’usage des onomatopées, les « moyens visuels autant que lexicaux », etc.), soit, plus largement, la poésie, le réel, le sens.
L’autre partie du livre, la plus importante à tous égards, est de poésie. Mais il faut préciser que cette poésie n’est pas faite seulement de mots, de vers, de syllabes. Elle est constituée aussi — c’est-à-dire en même temps, selon tous les assemblages, tous les enchevêtrements  — de matériaux graphiques, dont les nombreuses photos (d’oiseaux, principalement) ne constituent qu’une partie. Radicale expérience d’écriture, et menée loin. Si on peut se jeter dans ce livre sans ordre ni précautions, le commentaire va devoir s’avancer lentement.
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L’objet de cette poésie (l’objet principal, principiel), ce sont donc les oiseaux. Non pas seulement leur beauté, leur variété, l’inépuisable pittoresque de leurs plumes et de leurs chants (vers quoi, certes, va le désir de Jacques Demarcq), mais ce que leur observation apporte, de façon à la fois nette et obscure, à la pensée — la pensée même de ce que nous sommes, nous, êtres parlants, qui vivons dans ce monde où sont aussi les oiseaux. Ces derniers sont, en grand nombre, nommés, décrits, photographiés, et, plus encore, imités. Jacques Demarcq transcrit, écrit leurs chants, leurs cris. Il y emploie tous les moyens verbaux ou para-verbaux dont il dispose, tous les moyens de l’écriture, tout ce qu’autorise la trace d’encre sur la page. Il ne rivalise ni avec le magnétophone ni avec Messiaen. On est en poésie, dans le travail de poésie.
Mais puisque les oiseaux chantent, qu’évidemment ils parlent, quoique leur parole demeure inintelligible, et puisque, si nous sommes avec eux, nous sommes aussi avec nous-mêmes, à leur chant, à leur parole se joint cette autre part du réel, qu’on entend aussi, et qu’on ne comprend pas toujours : la parole humaine. Le livre est plein de phrases ou mots anglais, brésiliens, italiens, de caractères cyrilliques ou grecs, d’idéogrammes, dans lesquels on voit, sans les entendre, des bribes de langues inconnues. « Le signifiant, dans la nature comme dans la langue, préexiste au signifié », écrit Jacques Demarcq dans une page emplie de pélicans (d’images de pélicans, volant parmi les phrases). Ajoutant : ce « vol de pélicans fait tache dans le texte, n’illustre rien, n’a aucun sens que d’être là, de passage. »
Il ne s’agit donc pas de langues, quoique ces langues existent, celles des hommes du moins, mais de paroles éparses, de morceaux de discours, que le livre cite, juxtapose, et qui font un étrange et inépuisable bruissement. À quoi s’ajoutent encore des citations de poètes, insistantes ou fugitives, précises ou déformées, qui ne sont pas toujours des phrases ou des formules, mais quelquefois de simples cadences (l’octosyllabe de « La chanson du mal-aimé », par exemple), et qu’on n’est jamais sûr de reconnaître.
Là est la matière du livre, d’un livre qui est matière pleinement. Qui est matière pour les yeux, et n’enferme pas moins — silencieusement, mais le donnant à voir — un nombre infini de bruits, de chants, de phrases banales, de bribes de poèmes. Par quoi cet écrit s’apparente à ce qu’on nomme art brut, comme Jacques Demarcq le suggère dans cette partie du livre intitulée « d’Ubu fait dure loupe ». Quinze pages qui, chacune, réunissent deux aspects (ou traits, ou dimensions) : d’une part, des figures de Matisse, Picasso, Cézanne, Courbet, Michel-Ange, transformées selon la manière de Dubuffet (et dans lesquelles, immanquablement, on trouve des oiseaux) ; d’autre part, des textes constitués d’énoncés rudimentaires et transcrits phonétiquement — exemple : « INJEDI SANZÉKOL INKOPIN VLAKISOR DSAPOCH INLANSPIER IDÉGOM INJÉ PI INPIVER… » Objets bruts, langage brut. Écriture du bruit — du bruit du langage parlé-entendu. Simples « manifestations de la nature », comme écrit ailleurs Jacques Demarcq.
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Mais on n’a rien dit encore, ou presque rien, de la dimension graphique du livre, des images dont il est fait, autant que de mots. Il y a d’abord les photos, nombreuses, d’oiseaux. Photos le plus souvent détourées et qui se mêlent étroitement au texte, tantôt illustrations — montrant l’oiseau dont il est question, celui qui, à cet instant, vole ou chante —, tantôt pures présences. Ou bien encore dessins : oiseaux dessinés par les phrases telles qu’elles sont disposées sur la page — calligrammes dès lors, pour le dire d’un mot, comme il apparaît, en particulier, dans la « Suite Apollinaire ».
Mais cette suite fait partie d’un ensemble plus vaste, d’un volumineux cahier (cent vingt pages en couleurs, sur papier couché satiné), qui mêle les oiseaux à ce que la peinture du XXè siècle comporte de plus beau, de plus riche. Avec un talent, une liberté, une gaieté rares, Jacques Demarcq reproduit, imite des œuvres qui ont rapport aux oiseaux — explicitement (Miró, Brancusi, Niki de Saint-Phalle, Rauschenberg, Klein, César…) ou non (Matisse, Hantaï…) — et dans lesquelles, de surcroît, il inscrit des oiseaux, quelquefois par adjonction d’images (Buraglio), toujours par le texte. Et le texte — qui pénètre, occupe les images, les peintures, de toutes les façons — se dispose lui-même de manière très picturale, selon les possibilités infinies de la typographie, de la mise en page (polices, corps, couleurs, formes dessinées). À toutes ces œuvres (auxquelles s’ajoutent quelquefois des masques, des tissus venus de ces pays où les oiseaux sont encore nombreux), Jacques Demarcq ne cesse de planter des plumes. Il en a, écrit-il, « volatilisé les formes ».
Ainsi nous trouvons-nous devant des pages (ou doubles pages) qui s’apparentent à des tableaux. Qu’on ne peut, ici, que tant bien que mal décrire, à défaut de les reproduire*. Poésie concrète, comme on dit, ou spatiale. Ou logogrammes, hommage étant rendu, à plusieurs reprises, à Christian Dotremont. Ou « tabloèmes », comme dit Jacques Demarcq. Lesquels, de surcroît, chantent à leur façon. Les couleurs sont musique : « pinceau ténorisé vert bleu soprané rose olive orange sur tous les tons ». « Chromoryhtmies », écrit Jacques Demarcq. « Machine à gazouillis. »
Peut-être est-il vain, avant de conclure, de mentionner les innombrables jeux verbaux qu’on trouve dans ce livre. Non que le principe en soit neuf, mais leur saveur est constante et, dans la mesure où ils n’entrent pas dans des constructions graphiques, ils sont ce qu’on peut citer. On s’en tiendra à quelques exemples. Calembour (joyeusement approximatif) : « au fil de l’eau son ailée fiente » (« Éléphante »). Pure invention : « arbrir » (atterrir dans un arbre). Mots-valises : « tarabisculptées », « arbraignée », « baobabitable », « ornithéglogues ». Déformations sonores : « roussinouls alouïttes hiroundelles ». Déformations graphiques : « z’aile-ucubrations ». Mots saccagés : « chnilles sur blinis plus termites crues / puis friture dvil moustiques griffus / fichu frichti » (le repas du cochevis) ; « dfripes hippie ou nippes dmac / chmise white rémiges black suis classe / vec mlook type frac » (le plumage du traquet motteux).
Voici donc, à bien des égards, un livre savant (les oiseaux, la poésie, la peinture). Mais s’il contient des savoirs, il est sans profondeur. Aucun sens ne s’y trouve caché, que le lecteur devrait découvrir. Les oiseaux sont là, comme les tableaux des peintres, comme les pages du livre. On peut les voir et les entendre, entendre leurs chants qu’on ne comprend pas. « Si une révolte m’anime depuis toujours, c’est contre la langue et sa prétention à faire sens de tout. » 
On notera toutefois, sur un autre plan, et comme en marge du reste, une légitime révolte : celle qui saisit Jacques Demarcq dans ses voyages, devant la terre saccagée, la pollution, la misère. « Des aigrettes fouillent les berges poubelles », près des « mioches dans les détritus ». Les dernières pages du livre imaginent les paroles qu’échangent un Indien, une Africaine et un Océanien : s’ils désirent encore danser et chanter, ils ne constatent pas moins que « les hommes sont d’un naturel pervers : contre-nature ».
On voudrait, pour conclure, dire que Jacques Demarcq, dans ce livre, a cherché une langue. Une langue pour habiter la terre, la terre où sont les oiseaux. Il a pris leurs chants, par tous les moyens possibles. Il a rassemblé, autour d’eux, patiemment, joyeusement, tous les oiseaux-non-oiseaux qu’il a pu rencontrer, avant tout ceux des peintres. Travail d’amplification, ou plutôt — pour reprendre une formule du sage Fontanier, lequel l’emploie dans un sens étroit — « construction par exubérance ». Parce que, en vérité, une langue (suffisante, juste), ça n’existe pas. De là, page après page, le mélange, l’invention. Au demeurant, Jacques Demarcq le dit lui-même en une belle formule : « Moins inventer une langue que la rendre naissante, enfantine et fragile. » Volatile, en un mot. Volatile comme la vie désirée.
Jean Renaud
Jacques Demarcq, La Vie volatile, Éditions Nous, 2020, 400 p., 30€
*NDLR, on peut consulter un beau choix de pages illustrant les propos de Jean Renaud sur le site de l’éditeur.


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