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(Note de lecture), Gérard Haller, Menschen, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Jusqu’à Samuel

Gérard Haller
Déjà, comment oublier cette fin lancinante :
« ossias/oskar/ossip/ossna /ottla /ottla /ottla/ottla ……. » qui clôt Menschen, la seconde partie du livre éponyme de Gérard Haller qui paraît chez Galilée. Je le sais, je l’ai lue à voix haute avec des amis et Gérard Haller lui-même. Avoir eu « ossias/oskar/ossip/ossna/ottla/ottla/ottla/ottla » dans sa bouche, c’est inoubliable. On ne peut pas avoir la même bouche quand on a lu ces noms, cette mélopée de noms, tous juifs, tous déportés, tous appelés voire gueulés très tôt le matin dans le gel, appelés oui mais tous disparus, la bouche a essayé de dire d’une voix ferme mais nous finissions en murmure sur le nom d’Ottla - la sœur de Franz Kafka. La bouche se tordait de douleur en son for intérieur, les yeux refusaient les larmes, le cœur se brisait tandis que nous nous tenions debout, ensemble, zusammen, comme dit F quand nous avons du chagrin, à lire, ces listes qu’on avait pu voir déjà sur des mémoriaux (Paris, Yad Vashem…) ou dans des livres (Sarah Kofman ou André Schwartz-Bart, sans parler de tous les Memorbuch (livres de la mémoire), tous les Yisker-bikher dont parle Robert Bober en yiddish qui ne traduisent qu’une chose : « puisse l’Eternel se souvenir…. »

Menschen commence par heim, la première partie (Heim étant la maison, le chez soi, en langue allemande, tout près de là où vécut Gérard Haller enfant). Évocation des images intranquilles du pays natal, champs de l’enfance… La première photographie est une ligne de train et une clôture, et Heimweh (mal du pays, nostalgie) est inscrit dans la photographie.
« On dirait l’image se clôt/et l’image se déclôt qui nous tenait/ensemble ». Toute la thématique de la poésie de Gérard Haller est là, l’autre, la clôture (de dieu), l’enclos. Séparé de l’autre, dans ce qui autrefois l’intime. L’eau du natal, l’eau maternelle vers laquelle toujours l’ancien enfant veut retourner, appelant Mutter (la mère) avec la Mutter/Sprache (la langue maternelle). La mère et la terre sont en quelque sorte les mêmes, un perdu qui s’étend vers l’avenir, sous un ciel vide où l’absence hölderlinienne du dieu n’en finit pas de résonner. « Mes parents étaient encore en vie/c’était l’éternité/ils me racontaient », ce qui déjà était avant, toujours avant, eux aussi avaient leur Heim et leur Heimweh. Ils ont été jeunes, ils ont été nus d’amour l’un devant l’autre, eux aussi. L’ange présent dans tous les livres de Gérard Haller est un veilleur. La syntaxe allemande ou dialectale (du Nord de l’Alsace) défait constamment le propos, soutenant ce qui s’est perdu, mais aussi ce que l’on espère, le retourne constamment
On sent ici ce commun des mortels propre à Gérard Haller, sa recherche du Mensch (l’homme comme l’espèce humaine, ainsi l’inoubliable livre de Robert Antelme).
La nudité amoureuse si belle soit-elle expose aussi la fragilité humaine de la nudité dans les camps, ce basculement toujours possible… Dans le village on évacue, on compte les morts, la guerre est là, on passe de l’unité d’une famille à celle de la communauté humaine qui ouvre sur le second texte Menschen.
Mélopée à nouveau, des noms, une liste de noms autour du mot Mann, homme ou Gott, Dieu, des prénoms, des humains, féminins, de toutes les nationalités pour arriver à Mensch, un nom de famille courant mais aussi le mot humain, entrecoupé de Tot mort, « personne pour dire le mensch » ou nichts, rien, toute la visée de la « solution finale », anéantir, anéantir, barrer les noms, tuer l’origine, éradiquer un peuple, un Mandelstam Ossip ou un inconnu.
« mensch françois
mensch franz
mensch franziska
mensch frayda

mensch geronimo
mensch giacomo
mensch ginette
mensch gino
… »
Une douzaine de pages de noms, c’est à livre à lire à voix haute, impérativement.
Le nom meurt avec la personne appelée à être exterminée. Chaque nom est unique, comment nommer ensuite.
Naam, comme Namme en allemand, le nom, plusieurs pages de Naam, de noms, exhommé écrit Gérard Haller, même plus un homme, comment dire et redire les noms pour que l’oubli ne recouvre pas tout.
L’essentiel est dit, dans la suite des noms, entrecoupés de tout ce qui est absent, le dieu, l’humain, mais aussi la mère, et les paysages.
Très resserré, très sobre, le texte est bouleversant.
Je ne sais pas si lire à nouveau à voix haute serait supportable mais ce serait indispensable que d’autres le lisent, puisqu’on dit et répète pour se souvenir le nom de celui qu’on n’a pas non plus connu, Samuel Paty, mais qui figure dans la communauté des Menschen. Ne vous y trompez pas, je ne confonds pas, il s’agit au fond de la « même » chose.
« ossias
oskar
ossip
ossna
ottla
ottla
ottla
ottla
…….. »
Samuel
Samuel
Samuel
Samuel
Isabelle Baladine Howald

Gérard Haller, Menschen, Galilée, 115 p 12€. Lire des extraits de ce livre.


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