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(Note de lecture), Jean-Claude Pirotte, Je me transporte partout, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé



Je-me-transporte-partout-5000-poemes-inedits-2012-2014S’il est un livre testamentaire, c’est bien celui-là, de Pirotte. Le poète y pressent sa mort, ou la devine, ou la renifle, dans les choses qui l’accompagnent, dans l’air qui vient, le temps qu’il fait, l’eau du jour et le ciel de nuit. Par son corps qui se décompose et ne répond plus qu’à moitié, il comprend qu’il n’ira plus loin, qu’il n’en a plus pour très longtemps, que tout s’achève ici pour lui, dans cette « île » - comme il l’appelle (1) – à Saint Léger, dans sa maison, dans sa chambre, au fond de son lit, près de la fenêtre qu’il fixe. Et, chaque jour, à son bureau où il lit et où il écrit. Sans plus cesser.
Une somme. 40 recueils sur près de 750 pages. Des poèmes sur 3 colonnes dans un large format A4. 5000 poèmes écrits seulement en 2 ans, d’avril 2012 à février 2014. Les dernières années du poète qui vit retiré, « réfugié » – comme il le déclare dans un titre (2) – à Saint-Léger. Puis l’hôpital de Namur où il va soigner, ou tenter de soigner en vain avec la chimiothérapie, le cancer qui l’emportera. Pirotte, avec un soin comptable, indique les dates d’écriture de ses poèmes sur des carnets. Le moment du commencement comme celui de leur clôture. Et c’est un geyser, un torrent de langage et de poésie, une éruption continuelle de poèmes, un jaillissement, comme on en rencontre très peu. Parfois, sur 15 jours, 100 poèmes sont écrits. Parfois, 150. « je m’impose une torture », dit-il,
   c’est écrire qui me tue
   dix poèmes chaque jour
   c’est pressé bientôt mon tour » (p.188).  
Tout le volume dit cette urgence qu’il y a à écrire encore, et encore, à ne plus tarder, à continuer, contre la mort, malgré tout, contre la douleur. Il dit, ce faisant, la violence désespérée d’une écriture qui n’a qu’elle comme seul recours, qui n’a plus rien d’autre comme but, comme unique raison de vivre. Un chant du cygne, mais d’une puissance étonnante quand on considère – outre le nombre de textes écrits – toute la force de ce qui est dit.
Certes, la forme reste très classique. Des sonnets en majorité, qu’il nomme « les étapes du calvaire » (p.118). Souvent, des quatrains, des huitains. Des distiques parfois. Tant de strophes, débitées – dit-il – « en rondelles » (p.94). Et des vers courts le plus souvent. Car c’est par des octosyllabes que Pirotte entend conjurer la mort. Par des hexasyllabes, quelquefois, ou des vers impairs. Il s’entraîne à la forme courte. Il la décline. Il la cultive au point que, durant ces années où il sent qu’il meurt, qu’il s’éteint, il n’a plus « pensé qu’en sonnets » (p.121), n’a plus réfléchi qu’en syllabes décomptées, en strophes égales. Et en rimes, « piqûres de rappel », comme il dit (p.140), qui, souvent, se suivent, comme si elles coulaient de source, l’une par l’autre, l’une après l’autre, d’un même fleuve, naturellement.
Et c’est bien ce qui est stupéfiant, ici, cette absence apparente de recherche d’effets ou de style. Ce désir simplement d’écrire ou de dire ce qui est là, aujourd’hui, ne sera plus demain peut-être, parce qu’on ne sera plus. De laisser venir ce qui vient, ce qu’on pense et ce qu’on ressent, car on sait trop les jours comptés (p.669), la moindre heure peut-être la dernière, et la douleur envahissante, insoutenable, de plus en plus. Pirotte n’a plus de temps à perdre, comme il dit (p.24). Il y a urgence d’écrire « n’importe quoi qui sauve / de la mouise où (il est) tombé » (p.723).  D’écrire, carnet sur carnet, « car c’est en lui que tient (sa) vie » (p.569). D’avancer chaque jour un texte comme si c’était le dernier :
   « or chaque lendemain ramène
   un poème dans le carnet
   ce serait donc le pénultième
   voire l’antépénultième
   on n’en aura jamais fini
   avec ces carnets infinis » (p.201).
Dès lors, tout est sujet à dire en poèmes. Tout est poésie, quand on a plus rien à sauver, que tout fuit, que tout nous échappe : le merle qui siffle au-dehors (entre autres, pp.13, 31, 81), le café du matin (p.700), le vent (p.29), la limace (p.47) ou la tourterelle (au point d’en écrire un bestiaire à la façon d’Apollinaire, pp.173-175), la dérive des continents (p.51), la Syrie (p.29) ou le tsunami (p.7) , et le vainqueur du Tour de France (p.50). Tout fait rime. Tout fait poésie, pour celui que tout abandonne, et qui n’a plus, comme avenir, que s’accrocher à ce qui est, aujourd’hui, ou à son passé. Car Je me transporte partout est aussi un livre-bilan sur une vie qui va s’achever : la guerre, caché dans une cave ; ou le grand-père ; ou les parents, envers qui on règle des comptes ; ou la cavale par quoi Pirotte naquit à la poésie. Trouver refuge dans l’enfance est tout ce qui reste, pour celui qui est déjà mort à moitié, et dialoguer avec les ombres de son passé. Soudain, tout revient en mémoire. Tout repasse. Tout fait surface. Et les amis poètes s’invitent, en épigraphes, en références, en vers cités dans les poèmes : Villon (p.544), Verlaine (p.704), Charles d’Orléans (p 612, 681), Rutebeuf (p.507, 687), et Apollinaire (p.585, 694), qu’il cite souvent, qu’il interpelle, pour leur offrir, à sa façon, une manière de testament.
Et la mort, et la mort toujours. La mort qui est là, qui le guette, et qu’il guette à chaque coup de vent, à chaque douleur, à chaque poème, ne sachant si c’est le dernier. La mort, qu’il tutoie, qu’il appelle « cette trop vieille camarade » (p.625), la « dame de minuit » (p.127), « la donzelle » (p.573) », ou ma « complice » (p.570), ou « l’araignée » (p.535), qu’il emmène en promenade dans ses rêveries éveillées vers le ciel, qu’il regarde en face et dont il ne se détourne pas. Qu’il ressasse, comme un mantra, pour – la disant, continûment – l’épuiser, l’affaiblir un peu, ou la narguer, la titiller. Car tout Pirotte est dans ce livre, sa drôlerie, ou son ironie, son art des pirouettes du langage, ou de la rime, ou des jeux de mots délicats, faisant des pieds-de-nez à la mort et des croche-pattes au cancer et à la douleur. La mort qu’il ressent dans son corps – « chimio », « paralysie faciale », écrit-il en mars 2013 (p.401), « le 25 juillet 2013 » (p.453), ou encore, dit-il, « fin juillet » (p.454) – et dont il ignore le visage, tant elle est toujours et partout, en tout temps, a toujours été, « assuré qu’on meurt », comme il dit, « en naissant » (p.93), et qu’on finira, tous, de même, par pourrir un jour, à faire des vers, dans un cercueil (p.104).
   « il faut profiter des jours
   où l’on peut encore écrire
   car bientôt ce sera pire » (p.52).
On voudrait pouvoir tout citer. On voudrait, après tant de textes, 5000 poèmes, pouvoir entendre encore cette voix qui dit non, qui se dresse contre la mort. Qu’elle ne cesse pas. Qu’elle parle. Qu’elle ne cède pas devant cette étrange visiteuse qu’elle a tant frondée, tant bravée. Et que, malgré toutes ses reprises, ses redites inévitables, elle poursuive son chant obscur. Jean-Claude Pirotte est décédé le 24 mai 2014. Six ans plus tard, sa voix résonne comme jamais, comme un orgue immense. Il peut se rassurer, lui qui pensait n’être « arrivé à rien » (p.197), être un « résidu de poète » (p. 24), faisant des « vers de mirliton » (p.716). C’est ici l’œuvre d’un grand poète, un très grand. Et un très grand livre. La poésie sauve, malgré soi, qui la lit et qui la pratique. Elle est ce qui permet de vivre, ce qui nous aide à respirer, et – au moment même de mourir, quand on sait qu’il faudra faire face – elle est ce qui, seule, nous aidera à embrasser l’ombre, ce jour-là, devant nous, et, nous retournant, à considérer notre vie, tout le chemin qu’on a suivi.
Et qu’il est doux d’avoir été.
Christian Travaux

Jean-Claude Pirotte, je me transporte partout, 5000 poèmes inédits (2012-2014), Le Cherche-Midi éditeur, 2020, 746 pages, 29€.
Lire des extraits du livre dans l’anthologie permanente de Poezibao.
1. Une île ici, Mercure de France, 2014.
2. A Saint-Léger suis réfugié, L’Arrière-pays, 2014.


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