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(Note de lecture), Anne Seidel, Khlebnikov pleure, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Solovki, la neige et la langue
à Jean-Pierre Sintive

(Note de lecture), Anne Seidel, Khlebnikov pleure, par Isabelle Baladine Howald
Anne Seidel est née à Dresde en Allemagne en 1988 et Khlebnikov pleure, écrit en 2015, est son premier livre. Il est traduit en français, excellemment, par Laurent Cassagnau, qui réalise de vraies trouvailles : " irrlichterlirende Erinerung, souvenir errant-irisant, qui rend les sonorités allemandes en français, magnifique ! Il est édité en bilingue chez Unes. Ce premier livre est déjà un coup de maître tant l'écriture est tenue, comme captée, ainsi un coup d'œil rapide mais sûr de lui, précis, sur un oiseau, un champ, une fumée. Un poème, Océan facile a été composé à deux mains, avec Hendrik Jackson.
Paysages d'hiver.
Paysages de neiges en Russie.
Neige sur la Neva, cristaux, vitres, glace.
Ce livre, plus russe qu'allemand, est écrit dans une langue précise, limpide, un livre-train avec ses petits textes en longueur comme ce que l'on regarde à travers une vitre, déplacement à la fois lent et mouvant.
Son propos est pourtant complexe. Paysages, certes, mais aussi silences intérieurs, échos de l'histoire tourmentée, mémoire, souvenirs, et le froid russe.
Une poésie à la fois introspective et en même temps objective, ne faisant pas appel à sa propre émotion mais à celle de ce qui lui est envoyé. Tout est sur le fil, tout est comme sur une plaque fragile de glace, dérivant. Pour autant rien d'éthéré, car dans l'hiver russe, dans l'histoire russe, rien ne l'est.
Anne Seidel écrit comme il neige, ses mots tombent en silence et fondent en touchant la première matière un peu réelle, mais leurs traces subsistent.
Elle écrit la mélancolie de l'Est, cette Europe dont tant de voix se sont éteintes au XXe siècle, dans la confusion des territoires, leurs frontières piétinées, hantée par la Shoah mais plus encore par le Goulag, impossible à imaginer, difficile à décrire mais laissant comme une taie opaque que l'œil s'efforce de percer, pour permettre à l'écriture de rendre visible, lisible.
Un poème au fond résume le livre. Solovki, du nom de l'archipel où fut érigé un immense camp soviétique bien avant la terreur stalinienne (et demeuré bien après sous la forme du Goulag - voir l'énorme travail documentaire monté en deux films par Patrick Rotman et Nicolas Werth pour la chaîne Public Sénat. C'est ici, que " Khlebnikov pleure ", avant l'heure mais pour tout l'avenir, pour tous les poètes russes qui le suivront et paieront de leur vie leurs vers épris de liberté :
" tout un paysage se convainc d'être muet, subjectivité s'écoule dans les veines, cherche, comme/ les cheveux séchés par le soleil, à être un souvenir de neige : " gardez-le silence svp "/ Blocs de wagons serpentant, nuit après nuit, de part et d'autre de champs lourds de sécheresse, seul leur/ bruit, tirés par des mains noires ou des sons gutturaux de nuit bleue, sel./ Le lit de ballast de l'époque : 12 mois sans bruit de boi s "
Le livre aurait pu s'appeler : Se souvenir de Solovki :

" entrées, solovki, lumière d'un noir profond, signal de la ville.
opalisant, solovki, visages, infinités à force résonance,
quand tout s'effondra, solovki, peut-être, pour finir cela tressaillit
pas de sortie, solovki, lumière d'un noir profond, signal de la ville,
opale de l'œil, solovki, visages, quand à force d'infinités tout
s'effondra, solovki, peut-être les yeux dans les yeux. "
Les paysages semblent peints à l'encre de Chine (" pointes noires, lignes blanches, russie, désemparé s'installe/le silence "), oui mais l'on entend les tirs dans la neige, la fuite, la course, le couteau caché...
Ce qu'il s'agit de sauver, ici, c'est moins la langue que la neige, la blancheur, le paysage tout entier au fond qui se creuse jusqu'à disparition, treize poèmes sont intitulés Absences, six Hygiène de la peur...
La seconde partie du recueil est un peu plus abstraite mais tout aussi errante, il s'agit ici de qui écrit, qui marche dans la neige et cherche aussi à ne pas disparaître elle-même, " une autre présence ".
" madame,
en fait vous ne devriez pas être ici ".

Heureusement, elle y est.
Isabelle Baladine Howald

Anne Seidel, Khlebnikov pleure, édition bilingue, traduit de l'allemand par Laurent Cassagnau, Ed Unes, 2020, 91p., 19€
(Ps : Un mini bémol, les deux exergues au début du livre sont en langues étrangères et ne sont pas traduites. On se débrouille avec l'anglais mais pas avec le russe... )
Extraits
" Je me souviens que je ne me souviens de rien, car ne rien/
comprendre est la seule possibilité de comprendre quelque chose
...
dans un lointain en situation
cliquetis, bruissement
ou du verre embué
images perdues
l'instant
deux
sur un vieux papier
peuvent nous effrayer
...
vous vous accumulez, souvenirs, sous forme première, le pont des planètes, gaze noire de suie qui s'écrase,/avec le désir de l'évanouissement, dans les refuges d'un gris délicat, l'escalier tout entier tombe sur le/joueur : une authentique femme russe, à côté des pommettes jais et geai/et assaut de lettres fermées
...
(yeux, chandelle de chambre) souvenir-errant-irisant crisse harassé, lumière magnétique sur rétine/harassée, intérieur de l'œil voilé paralysé, une image de protocole muet (fils, fibres, paupière sur œil lavé/s'enfuit vers le haut, suivant des boucles de solitude comme le TGV.
...
Fidèle encore à la langue jusque dans l'échec, la neige est sauvée juste avant de disparaître en devenant plus froide/ un train de nuit en fer passe à côté de toi entraîne le silence derrière lui, les tempêtes en tombant/entortillent de l'extérieur les fenêtres.
...
La langue qui nous recueille est gelée, elle nous fournit la punition de ces années, comme jamais/ ils dégagent la neige, sur l'air flotte le plumage d'un grand nombre de vieux scélérats utilisés.
...
une autre présence, là où je suis par une erreur,/pourquoi ça initialement ?/absence du regard qui a toujours déjà tout vu.
...
madame
en fait vous ne devriez pas être ici. "


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