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(Note de lecture), Pierre Dhainaut, Ici, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé



Pierre Dhainaut  iciIci
est l'endroit même. C'est le lieu où l'on se trouve ou d'où l'on parle ou écrit. Pour un poète âgé, (Pierre Dhainaut, 85 ans, connaît donc les maladies et la vieillesse), « ici » risque d'être aussi le lieu de pouvoir disparaître (de cesser à jamais de se trouver quelque part) et de devoir se taire (de pour toujours s'absenter du sens). Ici est alors un terrain de moins en moins sûr, mais aussi de moins en moins évitable. « Urgences » - tel est le titre du premier groupe de poèmes - l'illustre bien : aux « urgences », ce qui ne doit plus attendre ne peut plus se régler ailleurs. Aller aux urgences, c'est atteindre l'endroit même de vivre (tout de suite ou nulle part ! ici ou jamais !) où l'intervention immédiate décide seule du pouvoir d'avenir ou non.

Leçons d'hôpital
seulement ? Elles sont ici bien présentes, ironico-cruelles : la communauté des malades y est un « nous » minima, par défaut, une société de purs visités, qui ne se rencontrent pas entre eux; un champion de l'expressivité comme est le poète s'y trouve réduit à sa plus simple expression; l'œuvre a intérêt à être plus vivante que l'ouvrier, parce qu'il n'est plus, lui, parti pour durer ; il y a l'image qu'on cherche pour compenser celle qu'on donne etc. Mais la leçon centrale est plutôt celle-ci : les mots, eux, n'ont pas d'ici ni d'ailleurs. Ils vivent là où (et quand) leur sens « respire » (p. 46). Ils ont leurs habitudes dans un cerveau qui aura beaucoup et longtemps œuvré. D'eux-mêmes, « ils écartent nos lèvres » (p. 19). Le poète a suffisamment bien éduqué les mots pour que leur maturité se passe de la tutelle de son métier. Ils sont devenus les enfants sans âge du poète, qui leur permet, comme aux enfants, de se construire par zigzags, se conduire par embardées. Aux mots, donc, leur dynamisme mérité ; et au poète, reste la conscience. La conscience qui est à la fois celle de n'en avoir jamais assez fait montre (« Étions-nous à ce point distraits/pour avoir confondu nous réjouir, nous étourdir? » (p. 27) et celle de n'avoir plus longtemps titre à l'exercer (nous savons presque aussi peu que « ceux que l'on donne pour morts » (p. 30) que nous leur serons bientôt réunis).
Ici est donc le lieu (en sursis) de la responsabilité du réel. Et si insituable pourtant est celle d'un poète : que pourrait-on sérieusement imputer à un tel spécialiste de l'irréel (la Muse est à peu près la seule personne dont il ait la charge, et faire rêver la seule tâche dont il doive répondre) ? Pierre Dhainaut, dans une difficile méditation sur la nuit, y déploie pourtant un immense scrupule, comme se souciant personnellement du bien-être du sens, de la sécurité de l'imagination, de l'intégrité du retrait même de présence. Avec des formules quotidiennes très caractéristiques : « en arriver à » (c'est s'accomplir au temps de l'expédient), « n'en avoir pas fini avec » (comme découvrir, dit-il sobrement, qu'il y a bien plus de deux syllabes à murmure ...), ou rester « à mi-chemin » (pour n'avoir pas à choisir entre l'infini et le présent, s'arrêter à mi-course permet seul d'échanger indéfiniment l'un contre l'autre).
Leçons de vie, donc, par une poésie tirant sa révérence même. Car la poésie, constate-t-il, « la fin de vie s'en passe » (p. 84) ; mais c'est la preuve qu'elle ne sert qu'à vivre ! De même, la lassitude d'écrire n'est pas du tout l'épuisement du fonds où cela puisait. Encore, n'oser répéter que ce dont on n'est pas « quittes ». Enfin, la pure musique d'une voix touche encore, quand son livret indiffère ou a cessé : n'y reste alors plus, comme avant les mots, qu'un souffle s'irriguant lui-même.
Marc Wetzel

Pierre Dhainaut, Ici, Arfuyen, 2021, 96 p., 12€
Extraits :
« Ils n'ont pas de pays, ils n'en cherchent pas,
ils sont de passage, c'est tout, mais ils se plaisent
à la façon des oyats dans les dunes,
un éclat fluide, des souffles solidaires,
dans l'œuvre où ils seront pleinement
reconnus, insaisissables : les mots ne désirent
que notre ignorance, l'esprit de bienveillance
de toute une vie insoucieuse
de sa longueur comme de ses frontières
nous précède, nous survit » (p. 22)
« C'est au sommet que tout commence.
Nous aurions dû le remarquer plus tôt, mais toi,
tu as cet âge où tout se développe
à l'extrémité d'une phrase : les fines branches,
feuilles tombées, sont tendues vers le ciel,
que feras-tu de toute une saison de regards,
de poèmes ?... » (p. 65)
« À l'enfant qui court les rues appartiennent,
il nous tourne le dos, il n'a pas d'autre but
de flaque en flaque, n'en éviter aucune,
éclabousser, recommencer à perdre un peu plus
son chemin : est-ce important pour lui
que tu le suives ? ... »(p. 67)
« Dans une heure, moins d'une heure, les mots
se feront rares, suffoqueront,
inverseront les rôles, une aube y sera noire,
aucun de ceux que nous avons dits et redits
par amour des échanges, des sources,
du bonheur évident de l'expression, ne résiste
à la chute, l'art s'est perdu de prolonger le jour,
par la nuit, la nuit par le jour, quand on marche
comme on parle : à toi de ne pas mépriser la boue
d'en faire une origine ... » (p. 71)
"Ne te fie qu'aux souffles, ils ne savent pas s'il fait nuit, s'il fait jour : c'est le moment, disent-ils" (p. 78)


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