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(Note de lecture), Guillaume Decourt, A 80 kms de Monterey, par Dominique Sorrente

Par Florence Trocmé


Guillaume Decourt  à 80 kms de MontereyLes installés n'ont qu'à bien se tenir. La poésie en langue française continue de tourner manège, de déplacer les plots, d'aller où on ne l'attend pas.
Le monde d'écrire, façon poésie, ne se réduit pas au match de vieille lune entre l'équipe de la mécanique formaliste, celle des performances déclamatives, celle des épanchements des moi ou
celles des philosophes de fins de soirée au comptoir.
Plus que jamais, un paysage fragmenté se révèle avec de nouveaux éclats, des lignes de fuite qu'il faut entendre.
Témoin ce bref ouvrage d'un jeune auteur singulier, Guillaume Decourt, poète et musicien classique de son état (familier des Impromptus de Schubert, notamment), qui propose avec "À 80 kilomètres de Monterey" un bien salutaire usage du poème.
Une confirmation de son parcours qui approche la dizaine de livres explorant l'alliance entre des fragments narratifs et une structure au métronome, volontairement établie. 
44 poèmes d'une page chacun, constitués de 4 quatrains à chaque fois. Guillaume Decourt, adepte de la forme fixe, puisée dans son exigence musicienne, revendique le nombre comme un creuset pour l'écriture. Mais la tentation formaliste, façon Oulipo, est soigneusement tenue en respect, explorée, mise au service. Le retour métrique ici se distingue de beaucoup de productions actuelles, et plus anciennes, en ce qu'il n'enfonce pas le propos. Il ne fait pas genre.
Au contraire, il l'insère et laisse les aventures, souvent elliptiques, se dessiner avec brio et promptitude.
Ce dont je suis persuadé est que le monde des personnages ne saurait être l'apanage exclusif des romans. Les poèmes en sont gorgés. Tout autant que la notion d'intrigue qui mérite d'être revisitée. Guillaume Decourt pratique à plein cette évidence qui déjoue brillamment les façons auto-centrées.
Car oui, ici, chaque poème est une aventure immédiate et brève, partie d'un lieu, d'une situation, d'un dialogue qui accrochent une scène vécue, imaginée. Une succession de micro-films, en quelque sorte, tirée d'une bobine où l'imaginaire se délecte.
Au lecteur de pratiquer son regard avec l'agilité commandée par le texte. Il se retrouvera de toute façon quelque part. Car ces pages volontiers nous embarquent où on ne sait pas :
Ailleurs cela me semble encore ici
alors même que je suis immobile
je leur demande à toutes chaque fois
si c'est l'endroit d'où nous sommes partis

     17-L'ENDROIT (p.27)
Et puis, on rit et on sourit dans ces poèmes. Enfin, devrais-je dire après la kyrielle de postures lamento et grattages de tête qui sévissent en avancée de gondole poétique. Et si on reçoit des scènes graves, comme la mort d'un oncle (p.40), ça se fait tout en pudeur, et l'émotion circule d'autant mieux.
Ici ça transplane dur, surtout Ouest de l'Europe et les States, mais rien n'interdit de se retrouver sur la plage de ciment d'Ensues la Redonne, contemplant une Mauresque à taches de rousseur qui se dore les fesses avec élégance ou avec cette petite salope de Lubartow ("elle m'a bien eu décidément bravo") ou prêt à voir les bisons sauvages dans la forêt de Bialoweza.
Le poète ne demande aucun droit pour passer à l'aveu du boudoir ou suivre le révérend Armstrong jusqu'à l'église de Paisley.
 
Quant au lecteur, il n'a d'autre droit que de se laisser promener par ce monde de personnages qui s'affairent, s'expliquent, dialoguent à la va vite. Mention spéciale à ce "je" bien vivant, héros malgré lui,  "comme un ci-devant rien du tout
mais avec beaucoup d'allure
". Il y va de ses mésaventures et de ses découvertes.
On dira: "poésie fictionnelle". Si ça vous chante...
Bien sûr, la dette à Henry James est payée rubis sur l'ongle, tout comme la fréquentation à distance d'Henry Miller, les dégaines américaines d'écrire sur le motif. Mais j'ai aussi dans la tête certains poèmes du trop oublié Jules Laforgue, lointain ancêtre en ligne indirecte de ce baroudeur du quotidien contemporain si attachant.
Tout cela est infiniment réjouissant.
Guillaume Decourt est incisif, amusant, précis, l'émotion à fleur de peau tenue par le garde-fou des mots.
À 80 kilomètres de Monterey, il se passe des choses vraiment étonnantes que des poèmes ont mis en bouteille. Il y a tout à gagner à rapporter ces poèmes à la consigne.
Courez préparer vos pancakes, si vous ne me croyez pas. Et cette fois, réjouissez-vous si vous êtes pris Decourt. Tout le mal qu'on vous souhaite à lire cette suite de poèmes, comme autant de "certificats d'existence" pour qui aurait oublié que la vie trépigne de montrer ses trouvailles.
Dominique Sorrente

Guillaume Decourt, A 80 km de Monterey, Æthalidès, 2021, 54 pages, 16 €.


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