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(Note de lecture), Christian Prigent, Chino au jardin, par Bruno Fern

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Christian Prigent, Chino au jardin, par Bruno FernSi le texte littéraire constitue un lieu clos où l'on travaille la langue pour en tirer des effets tout en sachant qu'il restera une part irréductible à ce travail, le rapprochement semble possible avec le jardin conçu tel " un espace fini [...] traversé par l'infini " (1), celui des " sensations " (2), ce dernier mot désignant les souvenirs du narrateur mêlés à ce qui relève du collectif et de l'imaginaire car " le jardin [...] s'étend jusqu'à ce qu'il ne soit plus exactement lui ". Après trois ouvrages où Chino occupait déjà la place centrale (3), le voici donc lancé à travers des jardins qui vont de celui de son père à ceux des voisins (particuliers ou postiers d'entrepôt à mauvaise réputation), sans oublier un détour par celui dit " des muses " (puisque Chino voulut faire poète) et celui de délices érotico-amoureux où les légumes du potager trouvent un usage peu orthodoxe.
À en croire Philippe Boutibonnes, tout artiste ou écrivain " ne peut s'abstraire ou s'exclure de trois cercles ou histoires qui le sur-déterminent et qui, quelquefois, l'emprisonnent : 1. son histoire " propre " - pas seulement chronologie d'événements mais suite mal cernée ou mal comprise de dépits, de souffrance, de goûts et de dégoûts, qui l'accaparent dès la prime enfance et dont la plupart lui échappent. 2. l'Histoire (civique, idéologique et sociale) dont il est une des infimes composantes. 3. l'histoire de l'art, à la fois enseignement et apprentissage d'une techné " (4). De ce point de vue, ce livre coche les trois cases : il prend profondément racine non seulement dans l'enfance de l'auteur mais aussi dans l'existence de celles et ceux qu'il y côtoya, y compris les disparus hantant la mémoire familiale ; à rebours d'une littérature hors-sol qui privilégie les sujets à rayon égocentrique, il inscrit l'intimité de ces êtres dans des événements historiques majeurs qui vont au moins de la guerre de 14 aux mouvements sociaux de fin 2019 ; il prend fermement position dans le champ littéraire, autant par ses choix explicites vis-à-vis d'auteurs qui vont de Villon aux contemporains (en particulier ceux croisés au cours des années de formation du poète en herbe) que par sa proposition de formes neuves et pourtant marquées par les anciennes, qu'elles soient considérées comme savantes ou populaires comme c'est le cas ici pour les chansons qui parsèment le récit. Autrement dit, l'écriture prigentienne, si elle évolue incontestablement au fil des livres, n'en reste pas moins aventureuse, loin de l'académisme sur lequel d'autres ex-avant-gardistes ont fini par se rabattre.
De ce renouvellement ininterrompu témoigne, par exemple, un usage insolite de la syntaxe pour mieux atteindre une justesse sensible et/ou psychologique, certaines phrases ayant tendance à recracher leur noyau (souvent verbal) à leur extrémité, mimant par l'écart entre les mots celui entre les êtres : " Mais GP [l'un des grands-pères] est loin au bout de la table et si petit que pas vu derrière les pichets ou c'est qu'il s'oublie déjà tout rabougri dans les fumées qui vont bientôt venir à la vie vécue par Chino l'enlever. " En outre, Christian Prigent confirme son approche matérialiste de la langue qu'il envisage dans tous ses registres, mêlant à un français qui court du Moyen Age à nos jours, latin, breton, gallo, globish, etc. et glissant d'un mot à l'autre pour des raisons aussi sémantiques que sonores : " Mais murs eux-mêmes, ou mûrs tels la charpie à trous... " ; " Chaque un mouille du dos : ça crachine. En sort le mot In-do-chine. " ; " sauf au cou de l'Ankou qui nous fait déjà de pas loin coucou. " - une démonstration exemplaire de ces glissements étant fournie à partir de l'adjectif " maussade " qui sort de son chapeau mal, marquis (divin), le sade Orphée d'Aragon et le sadinet villonesque. Pour la section rythmique, la longueur des phrases et la ponctuation visent à créer des dynamiques qui se rapprochent au plus près de l'expérience sans cesse fuyante d'être au monde : " C'est têtu tout ça aïe : ça va finir par faire mal. Qui s'en va ? Qui revient ? Qui est là ? Qui pas ou qui plus ? Mange ton poulet, Chino, avant que ça tourne une fois de plus au moche ! Rien à faire, il scotche. "
Une écriture aussi sensorielle fait écho au travail d'une mémoire qui repose essentiellement sur les images et les odeurs - à ce propos, la première et la dernière phrase du livre se répondent : " La sueur de mon père émane du jardin et réciproquement ", " [...] il se réveille assis non dans l'eau sale d'un puits ou dans le pipi incontinent de trouille mais dans une sueur de forte fièvre aigre encore d'angoisse ", le jardin procurant à foison de la matière mnémonique parfois aussi effrayante qu'attirante. Une telle machinerie est mise au service d'un récit autobiographique qui évite autant les excès de nostalgie que le nombrilisme car le passé est évoqué non pas comme une époque bénie mais avec son lot de malheurs plus ou moins ordinaires et, par ailleurs, Chino est foncièrement un autre, tressant en lui le gamin des années 50 avec les Prigent qui lui ont succédé, tous ces décentrements permettant de tenir à distance les sentiments : " Réveille, Chino, tu mollis vieux. Ou tu mouilles de larmoi gaga sur toi. " Ce dernier point explique la discontinuité chronologique d'un chapitre à l'autre, voire à l'intérieur de chacun - ainsi le cinquième, encadré par 1965-1993, où " le drone qui scrute [...] les reins, les cœurs et les ciboulots " sert notamment à repérer dans le temps un Aragon vieillissant... Ce mélange fréquent des temporalités via les différentes facettes de Chino souligne que la mémoire commande, malgré ses trous où présence et absence s'entrelacent quasi ontologiquement : " Une fois qu'a dit ça J. en 1910 sur fond de grincements de dents, Chino sur fond de bruits de fourchettes se demande en 57 mais où il est au final J. si à la fois là et pas là. " Cette pluralité intime est également rendue sensible par les oscillations du narrateur entre la première et la troisième personne : " Il fut une fois mon père qui n'était pas là [...] Et le voilà où son père ce jour-là en vrai n'était pas, dans son souvenir je ne dis pas. ", " On était, m'a dit plus tard Chino, invités au Ricoré " ou par les apostrophes qu'un Prigent lance à un autre : " Jeune homme, ne presse pas le pas. ", y compris à celui qui, en écrivant, se dédouble : " Tout ça : trois minutes trente secondes pas plus en version pensive. Sur papier c'est plus : l'écrit pattemouché lanterne, pareil pour le tap-tap. Passons. " Enfin, si l'origine du livre tient à un " effort de piété " (5) envers celles et ceux qui, aujourd'hui disparus, sont restés chers et si le dernier " jardin " parcouru est le cimetière où Chino verse " un pleur " sur la pierre de chacun d'eux, cela n'empêche pas, bien au contraire, que l'auteur cherche à convertir cette mélancolie en " une espèce de joie, de vitalité, de gaieté " (6).
Outre l'énergie de l'écriture elle-même, le lecteur trouvera de multiples preuves de cette conversion dans la tonalité tragi-comique dominante - parmi tant d'autres passages qui l'illustrent : la dénonciation drolatique de l'éducation maternelle en faveur d'une hygiène aussi mentale que corporelle : " Ciboulot pareil. Si t'as des pensées, c'est que des mauvaises. Elles te merdouillent les fonds avec des acides qui expriment du sale. " ; l'évocation sans ambages de quelques " collègues " (même si sont également rappelées les admirations à l'égard de certains - Ponge, Denis Roche), des poétariens actuels avec leur " petit robinet créatif qui goutte sans discontinuer son jus de nuées qu'on lyophilise pour gagner de la place en plaquettes " aux Grandes Têtes Molles passées ou présentes ; une incursion à la mode Carte de Tendre sur les " terres inconnues du contemporain d'Hyper, Super et Maxi qui débitent le détail, mi-gros ou gros du Marché ".
Dans le cas présent, la plupart des lieux traversés ont été engloutis avec l'enfance, jardins ouvriers et espaces naturels ayant dû céder la place comme presque partout ailleurs aux mêmes lotissements & zones industrialo-commerciales. Là encore, la disparition de ce monde mène l'auteur à un constat mélancolique au moins à double face, politique et écologique : le fait que demeurent toujours aussi nécessaires qu'autrefois les luttes des " classes dangereuses ", évoquées ici à travers le mouvement des gilets jaunes mis à la sauce picrocholine ; le massacre probablement irréparable d'une grande partie de la nature (le jardin étant un point de jonction, voire de friction, entre elle et ceux qui s'en croient trop souvent pleinement possesseurs), sans que Christian Prigent adhère pour autant à ce qu'on nomme l'écopoétique - s'il fallait s'en convaincre, lire les pages 184-186 où s'exprime un sentiment océanique qui se méfie de lui-même : " Sinon tu noies d'abus dans l'élément songeur. " Bref, il s'agit là d'un livre hors du commun, aussi foisonnant que rigoureux, envers lequel on conseillera au lecteur de faire comme il est dit à Chino : " Entre. Non sans avoir peur. Mais non sans espérances. "
Bruno Fern

Christian Prigent Chino au jardin, , P.O.L, mai 2021, 352 pages, 21 €
Christian Prigent Chino au jardin - YouTube (CP)
2 Ibidem
Les Enfances Chino (2013), Les Amours Chino (2016) et Chino aime le sport (2017), tous parus chez P.O.L Ohm, 1994.
5( CP)
6 (CP)

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