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(Anthologie permanente) Véronique Bergen, Ludisme précédé de Gainsbourg et Bambou

Par Florence Trocmé


Véronique Bergen  LudismeVéronique Bergen publie Ludisme, précédé de Gainsbourg et Bambou aux éditions le Cormier.
Incipit :
   Pour Bambou
Elle (Bambou) :
La vie viendra et elle aura ton visage, tes mots, ta voix surtout. Mon nom, mon prénom ? Oubliés. Noyés dans un de mes cocktails de désespoir.
Quand mes nuits sont verticales, la lune se jette du haut de la falaise dans le Yang Tsé.
Mes silences poussent des cris à tête de pavot, des cris aux yeux bridés, des cris ventriloques qui ont trois générations de retard. Je crie, senza voce, pour mes ascendants qu’on a empêchés de hurler. Je crie, grains de sable pilé en travers de ma langue.
Nom ? Prénom ? Gosier bloqué. À ma naissance, on a oublié de me faire être. Géniteurs ensablés, accouchement d’une poupée expulsée au rayon des objets perdus... Dans les limbes, on vivait mieux.
Le tireur d’élite n’a que faire de moi ; inutile qu’il me prenne pour cible, je m’en charge.
Les paradis artificiels et les déserts de l’enfance me mènent là où le rien embrase le rien.
Pas besoin d’un sniper au viseur cerclé or.
Hé, tireur d’élite, passe ton chemin.
Sans desceller mes lèvres, c’est le conte des mille et deux nuits moins une que je t’ai balancé.
Elle :
Des éclats de moi, en toi, sont restés. La route où me rejoindre, me réajointer est étroite. Sinueuse. J’ai le temps puisque tu me tiens la main
Mes flashbacks vont au-devant des choses, comme une lucidité supérieure qui me vient en dormant.
Des talismans calés au creux de mes paumes, mon corps dérive dans des cercles opiacés, mon corps brûle avec le tien.
Ta séduction était un fondu enchaîné de blanc et de mauve.
Nos sexes avaient la couleur de l’été.
Ce matin, la tentation de troquer maintenant pour hier m’a effleurée. On a tant traqué la femme en moi quand j’étais enfant que, souvent, les deux – l’adulte et la gamine – se font la malle. Quand la femme ressurgit à l’improviste au détour d’un geste, d’un rire, elle chasse l’enfant. Tapi dans un coin de mon cerveau, l’enfant attend l’heure de revenir sur scène, montant à marée haute, sur les épaules de la nuit. Ce matin, la tentation de troquer l’ici pour le néant m’a traversée.
Ma question en colimaçon à chaque raz-de-marée noire : Pourquoi s’entêter à être là ?
Sur la scène du monde, qu’est-ce qu’on fout, toi et moi ?
Pourquoi rester quand hiver assassin et Jack l’Éventreur en embuscade ?
Tu ne m’as jamais répondu autrement que par une moue que je lipstickais de baisers-morsures estampillés Childhood.
Les portes en jade cachent le mahjong des clochards.
Pourquoi rester ? Parce que Lulu. Parce que pagodes sur néons de thé noir. Parce que atolls Bélier astral sans zeste de Prusse. Parce que sur ton pile je couche mon face, des parfums de gazelle abolissant ton cafard.
Ton bibelot d’inanité sonore, tes lames Gilette dégomment nos agonies.
Pourquoi mon prénom étiré entre ta bouche et mes lèvres orphelines se met-il à vibrer ?
Mes « pourquoi », tu les rassemblais en un bouquet de Gitanes, électrolyse sentimentale, frissons de nos peaux cannibales hors solfège, hors syntaxe.
Me désintoxiquer de toi ? Me sevrer de tes alexandrins reggae, de tes mélodies poker, brelan de lolitas et fellations exotiques ? Jamais.
Arrivé sur des touches d’ivoire, tu es parti sur des touches d’ébène, érotico cantabile. Chopin dans une poche, des baby dolls dans l’autre.
Je tire mes souvenirs à la courte paille. « LOVE ON THE BEAT SUR L’ARC-EN-CIEL DES ORGASMES », c’est le billet que tu m’as tendu, écrit en lettres majuscules, paternelles. Je l’ai plié en quatre, l’ai posé sur ma langue, le mâchant longuement avant de l’avaler.
Mon rythme obstiné de fugitive, de pulvérisée, tu l’as accordé à ta prose chaloupée, overdosée de perles noires.
Encore un twist au menthol et on se casse.
*
Lui (Serge Gainsbourg) :
Te voir, à l’Élysée-Mat, au lever des eighties, m’a renversé, sidération stroboscopique.
Ta silhouette, ta danse ont décroché de leur Golgotha mes latitude et longitude.
Quand je t’ai murmuré « Dieu est juif, juif est Dieu », tu m’as montré tes stigmates peu bibliques. Dans ton iris, un léopard stone bondissait.
Ma petite chasseuse de dragon, te voir, à l’Élysée-Mat, a chassé le Styx qui coulait dans mon spleen natal, expulsé les djinns empoisonnant mon gin.
Entre deux rasades, je t’ai lancé « le nouvel alphabet de l’amour distillé délires en trois D, ça te dit ? ».
*
Lui :
Tes charmes ont ricoché sur mon verre de cristal, Las Vegas dans mon rétro. Le jackpot, c’est le hasard multiplié par le dé à sept faces, la géométrie saphique électrisée de pubis noirs.
Elle :
Les nuits étaient basses, mes envies de partir dans le grand ailleurs trop hautes. Quand tu as apostrophé les premières pour assouvir les secondes, tu m’as murmuré « good bye Caroline, bienvenue Bambou ». J’ai faussé compagnie à Caroline. Ses huit lettres que j’avais vidées pour les saturer de poudre blanche, je les ai irradiées de la danse du B.A.M ? et du B.O.U.
Lui :
Nos amours ? Entre Oulipo et Dada. Un zeste de Gershwin chez les geishas.
Elle :
Marelle des addictions, sourire pavot et vie à cloche-pied. Ton cynisme ? L’armure de l’écorché.
Véronique Bergen, Gainsbourg et Bambou, suivi de Ludisme, Le Cormier, 2021, 96 p., 14€
Véronique Bergen est née à Bruxelles en 1962. Philosophe, romancière et poète, elle est licenciée en philologie romane et en philosophie de l’université libre de Bruxelles et docteur en philosophie de l’université Paris 8 .
Elle travaille à l’interface de la philosophie, du roman et de la poésie.  Elle est auteur d’essais philosophiques (L’Ontologie de Gilles Deleuze ; Résistances philosophique ; Fétichismes ; Luchino ViscontI. Les promesses du crépuscule…), de romans qui donnent voix aux oubliés, aux muselés (Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent ; Aujourd’hui la révolution. Fragments d’Ulrike M. ; Le Cri de la poupée ; Janis Joplin. Voix noire sur fond blanc…), de récits (Jamais, Les Premières fois). Elle collabore également à diverses revues (La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Art press, L’Art même, Lignes…).
Sur le site de l’éditeur :
Ce livre s’ancre dans la poésie en s’ouvrant sur la rencontre entre deux univers, l’univers musical et mental de Serge Gainsbourg, et l’univers secret de Bambou.
Il s’agit d’une fiction poétique autour de ce tandem Serge Gainsbourg-Bambou qui entend moins apporter une pierre de plus au mythe Gainsbourg qu’interroger de façon intimiste les zones de résonance entre deux êtres tendus vers l’extrême. Il n’est point question d’une traversée de l’œuvre de Gainsbourg mais d’une traversée de son rapport au verbe, aux femmes, à la mort.
Le second volet de ce livre offre une suite poétique où l’auteure explore des contraintes de diverses natures – phonétique, syntaxique, stylistique… – la règle de base importe moins que le bougé qu’elle produit dans l’ensemble du texte. C’est dès lors l’écart qu’elle catalyse à l’intérieur même du récit, les mouvements centrifuges et les effets déstabilisateurs qu’elle induit. Toucher aux conventions par l’inoculation d’une règle altère le poids d’évidence que nous conférons aux premières et dégage le geste constructiviste dont elles sont les retombées. C’est ainsi que l’adoption d’une contrainte déséquilibre le corpus de règles instituées, que l’adjonction d’une loi libère l’aléatoire. Le recours au lipogramme, à l’homophonie… vaut par la redistribution des paysages qu’il provoque. Les opérations de soustraction ou de prolifération de lettres, le transfert de procédés extra-littéraires dans le champ de l’écrit que ce recueil met en œuvre ne ressortissent donc pas à l’esprit de formalisation, à son seul souci d’explorer les instruments dont il dispose. Il n’est, en effet, de jeu sur la structure qui ne soit un jeu sur l’événement. Il n’est d’intervention sur les codes de base qui ne soit ébranlement de l’agencement en son ensemble.
Il se dégage de cet ensemble une sensualité peu commune et qui ne s’enferme pas dans des formules : nous controns l’avancée des souffles de l’enfance / par une danse nuptiale / sexe contre sexe.


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