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(Note de lecture), Rainer Maria Rilke, Sur Dieu, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


La question rilkéenne de Dieu

Rilke sur dieu
Les éditions Arfuyen ont eu l’excellente idée de publier un inédit de Rilke (1875-1926), Sur Dieu, dans la traduction et la présentation de Gérard Pfister. D’abord publié en Allemagne en 1934 par le gendre de Rilke, Carl Sieber, chez Insel Verlag, cet ouvrage est maintenant disponible en France dans la collection des Carnets spirituels. La question de la spiritualité chez Rilke est en effet capitale mais aussi complexe et hormis le long chapitre que lui consacre Joseph-François Angelloz dans son livre, Rilke (Mercure de France, 1952), il y a peu de commentaires de cette question. C’est le huitième livre de spiritualité de Rilke publié par Arfuyen.
Cet anti-clérical qu’est Rilke, qui n’a pas de mots assez durs pour le christianisme et les religions en général, a pourtant été hanté par Dieu toute sa vie, un Dieu qui aura évolué dans son esprit tout au long de cette profonde interrogation. Ce livre reprend cinq lettres importantes, publiées chronologiquement, et un poème.
L’homme a formé des dieux dans lesquels n’étaient encore contenus que des aspects de mort et de menace, d’anéantissement et de terreur, de violence, de colère, de stupeur anonyme, noués en une sorte d’agrégat dense et mauvais. 
Pour Rilke pas de Dieu culpabilisant avec l’idée répandue d’un Ici-Bas - très bas - et d’un Au-Delà – trop au delà - durement mérité, les deux piliers religieux qu’il va transformer en quelque sorte en un : ici-maintenant-et-devant, si je puis dire.
Pas de conception d’une sexualité placée sous le signe du mal et de la honte.
Je ne veux pas qu’on s’adresse à moi, d’emblée, comme à un pécheur, ce que je ne suis peut-être pas.
Ni crainte ni tremblement mais une direction du cœur comme le cite Gérard Pfister dans sa présentation : Dieu n’était qu’une direction de son amour, et non son objet.
Pas de foi, chez Rilke, mais un savoir, une quête.
Et cette idée si neuve : c’est Dieu qui a besoin de l’homme pour être : Que feras-tu, Dieu, si je meurs ? si je meurs, Tu n’es plus, sauf à avoir transmis l’amour.
C’est l’amour qui propose l’ouverture à Dieu, rien d’autre.
C’est une question d’expérience, de vécu, dans l’effort d’accueillir ce qui est à venir et non ce qui est derrière nous, même et surtout si c’est la mort, partie intégrante de notre vie. Et c‘est non vers le ciel que doit aller l’homme mais rester et aimer sur la terre. Ici et maintenant, ici et devant nous. Etre ici est une splendeur écrit-il dans la septième Élégie de Duino. Ce poète soi-disant si éthéré était très attaché au terrestre. Cette connaissance de Dieu n’aura jamais été négative, jamais une demande de secours, jamais une plainte. La question, on le voit dans la première lettre (à Lotte Hepner, 8 novembre 1915) n’est rien de moins que la conception que Rilke se fait de l’existence : comment peut-on dire que l’on existe si l’on n’est pas capable de faire face aux questions de l’amour et de la mort (la première n’étant pas plus facile que la seconde), or, comme il le dit : qu’avons-nous d’autre à faire ? 
La mort si dérangeante, impossible à vivre, il faut l’intégrer à notre vie comme sa fin mais une fin qui peut nous appartenir (on sait comment Rilke a refusé tout soin qui le priverait de sa conscience, et est mort les yeux ouverts).
Dieu et la mort sont maintenant intériorisés en lui.
Six ans plus tard, dans la lettre à Ilse Blumenthal-Weiss, la réflexion s’est encore approfondie, Rilke est à cinq ans de sa propre mort, il aborde à présent la question de la différence entre une foi venue des religions qui tourne souvent à la morale, un Dieu dérivé dit-il, et le vécu d’une expérience, un Dieu éprouvé, qui originellement ne sépare ni ne distingue le Bien du Mal.
On ne vient pas de Dieu, on va vers lui, il n’est pas passé mais avenir.
Et pour cela il faut accéder à l’Ouvert, le très fameux Ouvert de Rilke vers lequel nous les humains devons faire un immense travail d’attente et d’accueil.
Un an plus tard, dans une lettre fictive dite d’un jeune travailleur, à son très cher ami Verhaeren, mort quelques années plus tôt, Rilke attaque violemment le Christ pour cette raison : Qu’on ne nous oblige pas à retomber toujours dans les mêmes peines et tribulations qu’il a endurées, pour, comme on dit, nous délivrer. Payer pour cette souffrance, Rilke ne peut l’entendre, ainsi que faire du Christ un accès indirect à Dieu. Mais c’est surtout au christianisme même que Rilke adresse ses griefs, un métier, une occupation bourgeoise, un travail à façon, un étang qu’on vide et qu’on remplit sans fin. L‘Ici-Bas n’est que terre de péchés alors que cela devrait être « joie et confiance », l’Au-Delà nous empêche d’être présents à cet Ici-Maintenant. Quelle imposture de confisquer les images d’extase de l’Ici-Bas pour les marchander au ciel, derrière notre dos ! De cette puissance écrasante de ce Dieu-là, Rilke ne veut pas.
De ce qui salit la sexualité, l’expérience de l’amour physique, Rilke ne veut pas non plus. On se souvient de tout ce qu’il en dit dans ses Lettres à Kappus, le jeune poète. Ne pas brader sa sexualité mais le sexe est même selon Rilke le « lieu » (l’endroit du corps) de l’enfance restée en l’adulte. Idée magnifique, bien loin de toute honte.
Ce Dieu ne peut pas être au départ de nos vies, c’est un Dieu qui se situe devant nous, et bien ICI, par le rapport aux choses, à l’art, à l’amour et à la mort, sur terre.
Dans sa quatrième lettre, lettre magnifique, si réfléchie, si humaine, en 1923, à Margarete Sizzo-Noris-Crouy, Rilke aborde la question du deuil (la comtesse venait de perdre sa fille), s’élevant contre l’habituelle pensée de consolation, alors qu’il faut au contraire explorer toute entière, … éprouver le caractère singulier unique de cette perte, son action à l’intérieur de notre vie…. Il s’agit de prendre possession d’une manière nouvelle, différente et définitive de ce qui est désormais perdu et marqué par le désespoir : voilà le travail infini qui maîtrise immédiatement tout le négatif attaché à la souffrance … souffrance active, agissante… la seule à avoir un sens et être digne de nous, Celle qui remet aussi de « l’ordre », intégrant la mort dans le Tout.
L’aimé(e) disparu(e) reste dans le cœur, le lieu même de l’amour, le lieu du pur, contrairement à la consolation qui dit, Rilke, est trouble. La mort, si cruelle soit-elle et il ne le nie en rien, devrait ne pas être négative.
Il y a un fort écho rilkéen dans les textes de Blanchot sur la mort, notamment dans cette très étrange douceur qui hante les textes de Blanchot. Cette douceur vint de Rilke, de ce Oui que seule la mort donne infiniment.
Il a fallu presque toute sa vie à Rilke pour parvenir à cette clarté.
Évidemment, c’est le poète des Elégies. Dans la dernière lettre, à son ami et traducteur polonais Witold Hulewiz, en 1925, un an avant sa mort, Rilke dit de ses Elégies : elles me dépassent infiniment. Mais il a su les attendre, les entendre arriver en 1912 dans le vent puissant de Duino, le célèbre :  Qui donc si je criais…. Les élégies sont de l’ordre de la plainte et du regret, toutefois quelle affirmation comportent-t-elles ! La clarté est là : « la mort est la face de la vie détournée de nous, non éclairée par nous ou il n’existe ni En-
Deçà ni Au-Delà, mais seulement la grande Unité
explique Rilke à son ami.
C’est une pensée du temps qui donne de l’« être » à tous, vivants ou morts, on ne peut pas dire « en même temps », car la disparition implique précisément que tout soient sans plus
Sans plus.
Tous sont.
Sans plus.
Mais pas moins. Incroyable finesse, incroyable intuition de Rilke qui n’était pas un conceptuel mais dont toute la vie était un projet d’ouverture à cela.
C’est l’ange, le terrible, qui fera passer les choses rilkéenne du visible, à l’invisible. Parfois homme et ange se confondent, c’est un des paradoxes de Rilke quand il dit qu’« en nous seulement peut s’accomplir cette transformation intime et durable du visible en Invisible ».
Sauf que chez l’ange tout est invisible, le passé et le présent, un Invisible réel.
Tout cela est très complexe à penser. Je m’y perds parfois avec une joie folle.
Isabelle Baladine Howald

Rainer-Maria Rilke, Sur Dieu, Arfuyen, 2021, 123 p., 14€
Signalons dans le même temps chez Arfuyen , Ainsi parlait Maeterlinck, un contemporain de Rilke et très admiré par celui-ci, prix Nobel de littérature 1911.
 


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