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(Note de lecture), Jean-Charles Vegliante, Fragments de la chasse au trésor, par Mia Lecomte

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Jean-Charles Vegliante, Fragments de la chasse au trésor, par Mia LecomteCe sont là des Fragments d'une chasse à travers le temps, trésor en elle-même. Irréductibles à un genre, et à une langue/personne aussi. En quête, ils osent s'avancer partout et puis reviennent. Postulat premier, actualité et conséquence de la poésie de Jean-Charles Vegliante, tantôt ils révèlent, tantôt ils cachent ce qu'on croyait en connaitre
Quant à sa prose, si on la considère en tant que prose, on sent quelque chose de Modiano - et pas seulement pour la mémoire à petits pas, ses fantômes insaisissables, presque toujours de dos. Le paysage, lui, n'est qu'en partie parisien.
Mais ici tout est extraordinairement visuel - pictural, ni photographique ni cinématographique - avec quelques inachevés - le trait, le ton -, parmi les images qui composent le tableau universel de la prétendue autobiographie. À propos de laquelle on a tout de suite la certitude de retrouver quelqu'un qui nous est très familier. Pour ce qu'il a su répéter en poésie, bien sûr : variation unique sur le registre inexorable de l'exil.
Ces Fragments d'un tel exil nous montrent l'origine, la note d'ouverture du cor qui a sonné le départ de la chasse, la voix brumeuse de cet enfant premier. Le voici : la tête penchée sur ses menottes curieuses, la nuque raide, le regard incrédule, heureux mais se méfiant, presque sauvage, regard de ceux qui n'ont pas l'habitude de recevoir. Ce n'est pas une intuition issue de la sensibilité à la lecture, d'une projection de l'imaginaire, mais bien de la matérialisation - chair-et-sang, cri-parfum - d'un véritable court-circuit enfantin.
Fragments de la chasse au trésor est le collage d'une carte, un plan en relief qui n'entend nullement nous guider, nous mener vers une destination, un but, une récompense cachée. Mais au contraire en tracer fidèlement la perte. De ce monde qui, ainsi assemblé et déployé, paraîtrait encore si vivant - dans les détails, dans les couleurs -, si plein de voix présentes, encore tièdes. De lui, l'enfant toujours seul, et la nôtre, alors qu'en suivant les fragments de cette carte nous nous voyons, nous nous lisons disparaître.
Mia Lecomte
Jean-Charles Vegliante, Fragments de la chasse au trésor, Tarabuste, 2021, 196 p., 12€
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Avec le temps, un grand rire presque édenté finit par recouvrir à peu près tout et vous empêche de verser d'obscènes larmes sur votre sort. Vous n'approchez plus des prés les plus verts, des champs préservés à l'abri du vent dévastateur de l'âge, d'une nature encore féconde et solitaire, des clairières secrètes. Quelques purs visages vont lentement pâlissant dans ces ovales de perle, d'opaline, de corne ou d'argent bruni. Assez déliré, qu'ils s'effacent en paix. On dit à Milan, de ces disparus, qu'ils sont allés résider chez les stupides. Parmi les losers. [...]
Le petit bonhomme, devenu adulte depuis longtemps, a cessé de se plaindre. Il a appris à profiter des bons moments qui passent. Par exemple : dans l'immeuble où il a vécu plus tard, au fond d'une cour, travaillaient des innovateurs en incubation (c'est du moins ainsi qu'on en parlait alors), au demeurant sympathiques et bruyants. Du lieu open, of course, l'officine Ptizigotours, ce doit être leur quart d'heure de pause. Et ça y va gaîment. Là, presque chaque jour, il voit Gr-gr dans la cour en passant, très grosse et gracieusement lui sourit surtout s'il fait beau temps, ne le voyant pas comme un vieux et c'est tout, et il lui rend son sourire bien volontiers en passant, si elle est vraiment très grosse pense-t-il, pour un peu j'en serais curieux, il faut bien l'avouer, que je n'ai jamais connu de grosse de près et elle sans doute jamais un vieux comme je suis moi maintenant, ne l'ayant jamais été (je veux dire que depuis un certain temps, pas tant que ça, je l'accepte). Forcément, je n'avais jamais eu avant l'âge que j'ai aujourd'hui en ce moment, vous n'y avez peut-être jamais pensé mais ça fait passer bien des petits bobos en fait croyez-moi, pensez-y quand vous vous étonnez d'avoir un peu mal au genou, vous verrez ça passe. Sous le ciel d'où nul ne se tend vers vous, dans la vibration de l'immobile canicule. Quand un vertige, une rage. Si je reste debout trop longtemps, j'ai mal dans un orteil, ça aussi c'est nouveau. Et donc Gr-gr s'habille de façon plutôt cheap et voyante, ça lui colle au corps qui est vraiment gros il n'y a rien à faire, pas à dire, et apparemment ça ne la gêne pas trop, elle a l'air parfaitement à l'aise et plutôt ferme, grosse mais pas flasque et ça c'est très important une peau de pêche et elle me sourit peut-être comme à tout le monde pour se faire accepter à la vue je ne sais pas mais avec moi elle est vraiment gracieuse, je me demande si elle pourrait être ma petite fille, peut-être pas mais ma fille à coup sûr et je l'aimerais bien. Comme elle ne l'est pas, j'aimerais bien quand même la voir de plus près, j'avoue en être curieux, pas en vieux cochon comme tu l'as pensé sans doute et pas voyeur pour un sou, ça fait trop mal, mais une caresse oui, très volontiers gracieusement de très près et puis fini à jamais, retour à la case cour quotidienne aux sourires aux saluts courtois et sans arrière-pensées malsaines, croyez-moi si vous voulez c'est comme ça oui. Des tas d'idées me traversent sans stagner dans le cerveau, pfuii. Du vent. Un parfum évanescent, à peine peine. Il y a depuis peu des visiteuses nocturnes, jeunes femmes douces presque maternelles si elles n'étaient filiales, d'une infinie patiente attention. Au réveil, on étreint un souffle d'air tiède, une vapeur aussitôt disparaissant, un regret de lèvres roses qui tremblent. Je pense bien sûr à L'aveugle de Chios de mon cher Pascoli, on ne se refait pas, ah... la merveille absolue dans le noir de près et puis baste, un ultime bercement, bien sûr on y revient (mais ma maman n'était pas grosse du tout, non), se bercer ou être bercé that is the question, point final, fini à jamais et aussi :
je vais voir mon urologue chaque automne
tout le long de sa rue il y a des glands
tombés qui passent du vert tendre au brun clair
j'en ramasse un parfois comme intermédiaire.
Telle est sa girie. Il prie parfois aussi sans moi, absent sans vraiment m'en rendre compte, dirait-on, en pensée comme ceci : au dernier jour, s'il te plaît viens me voir et laisse-moi te regarder, Gr-gr une dernière fois avec ton sourire. À voir la vie vivante, c'est tout. La blancheur. Pas d'autre curiosité désormais, sans rire édenté, promis. Pour ne plus entendre dans l'oreille le bruit minuscule de la rongeuse sans sommeil, ses petites dents indestructibles. Pour finir sur une note de musique amène. Amen.

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