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(Note de lecture), Jean-Charles Vegliante, Territoires de Philippe Denis, par Alain Mascarou

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Jean-Charles Vegliante, Territoires de Philippe Denis, par Alain MascarouAu lendemain de la disparition de Philippe Denis, bien de ses titres semblaient l'avoir inscrite, sotto voce. Pierres d'attente, Suite incertaine, Les cendres de la voix, Autour d'une absence, et jusqu'au nom d'une de ses maisons d'édition, La ligne d'ombre, en écho à son premier recueil, Cahier d'ombres : comme si dès le départ l'écriture eût été orientée de ce côté-là, qui a tout recouvert, et qu'elle eût d'emblée intégré sa fin.
Rien d'élégiaque dans cette poésie, au contraire. Pour qui à la veille de mourir aura adressé à la revue " Catastrophes " des Variations chimiothérapeutiques, à la manière d'une pièce de clavecin, la mort aura été moins un terme qu'une oscillation, dont la finesse d'écoute du poète n'aura eu de cesse d'enregistrer les changements d'amplitude, comme s'il avait eu l'intuition que le sentiment de cette alternance était la voie exigeante d'un approfondissement et d'un détachement - sinon l'expression d'un choix moral et esthétique où la légèreté se jouerait de la gravité.
À suivre ces fluctuations s'est attaché Jean-Charles Vegliante, né lui aussi en 1947, et pour qui la poésie et la traduction sont l'objet d'une pratique et d'une réflexion que stimulent autant la tradition que le bel aujourd'hui. Ses Territoires de Philippe Denis le confirment, qui viennent de paraître, et on ne saurait trop louer Hervé Baudry d'avoir publié ce calepin couleur capucine, nom dont la malice du poète eût ébouriffé la polysémie, le format assumant la retenue de l'écriture, complice et raffinée. Notées au petit bonheur d'une lecture impromptue, ces lignes sont animées d'une compréhension intime de l'œuvre, stimulée par une approche de la circulation des textes à des lieues de la " littérature comparée ". Elle a pour tout bagage une familiarité de longue date avec des auteurs de langue italienne. Ainsi peuvent-ils échanger des signaux de reconnaissance avec la poésie et la vie de Philippe Denis, obstinées elles-mêmes à la recherche d'autres horizons pour tout territoire.
Cette feuille de route peu à peu découverte suggère combien l'expérience de la traduction, au lieu de se réduire à un huis-clos, peut ouvrir à une dimension intersubjective, où les œuvres émettent et croisent leurs feux. Pour Jean-Charles Vegliante, " la traduction [est] un art pas si solitaire " (1). En quoi sa rencontre inopinée avec Philippe Denis, " cet auteur,toujours aimable sous sa réserve par détachement et son humour fraternel ", esquive-t-elle les pièges tendus, et saute-t-elle les barrières sans empiéter sur le terrain d'autrui ? C'est qu'il n'a pas d'autre guide que son écoute de la poésie, dont il va ouvrir de plus en plus largement le champ, sans pour autant cesser d'être aux aguets de cet imprévu qui fait le sel de la vie.
Aussi, dès que les hasards de la ville lui mettent en mains Cahier d'ombres, il l'ouvre, s'engouffre dans des raccourcis, et au gré d'une lecture vagabonde dont on ne sait, tant elle est songeuse et ciblée, lequel des deux mène l'autre, il rejoint la respiration du texte, franchit les parenthèses laissées ouvertes qui font peut-être entrevoir " cette face de la vie qui n'est pas tournée vers nous " et aujourd'hui nous dévisage. Fermerait-elle la parenthèse ? Happé, le flâneur se ressaisit, se prend au jeu, cerne une interrogation qui le flèche au point que la réponse est évidente : à lui d'improviser au débotté une traduction, dont il sent qu'elle lui ouvre cette brèche où le choix du poète s'impose à lui, avec d'autres moyens, tout aussi de fortune. Du moins saisit-il la main tendue, le passage de témoin, et pour lui et pour nous qui le lisons aujourd'hui, rouvre-t-il la parenthèse en éloignant le spectre.
Essai à confirmer ? Qu'à cela ne tienne. Est-ce par scrupule (et, ricochet étymologique, nous voilà ramenés au caillou fétiche du poète) ? Plus tard le lecteur reprend le livre, posément. Il repère dans la suite des sections " une architecture ", fondée sur une confiance dans le verbe et dans l'œuvre. Il convoque Dante et Ungaretti comme tuteurs de l'entreprise (Philippe Denis eût aimé pouvoir intituler son anthologie personnelle Vie d'un Homme). Il n'empêche qu'en silence, malgré les avancées, l'ombre a repris ses allées et venues, pour que nous nous en tenions, écrit l'arpenteur des Territoires, à juste assez " de joie désenchantée " pour rouvrir le livre, nous recolleter avec la vie, avec l'aval cette fois, dans ce consentement sans garantie, de Leopardi.
Or dans les chapitres suivants, voués aux publications récentes, ce sont, avec d'autres auteurs italiens, les mêmes présence tutélaires qui seront sollicitées. Ouvrant l'anthologie Chemins faisant procurée par John E. Jackson, Jean-Charles Vegliante ré-associe Denis et Ungaretti, pour en dégager en filigrane le mythe biblique et contemporain du sans-patrie - et la langue est un autre leurre. L'exactitude des rapprochements, presque terme à terme entre les deux poètes, et les deux langues du lecteur Vegliante, renvoie à un texte original qui ne peut s'inscrire que dans l'entre-deux, mais dont les versions, infinies, participent " d'un vaste architexte mouvant, sans frontières ". Dans le no man's land ouvert par l'instant de traduire, la formule note, au sujet de la longue fréquentation de Dickinson par Denis, le travail qui s'effectue à l'insu du lecteur-traducteur. De place en place il mobilise la mémoire seconde acquise au travers des langues et des textes intériorisés. " Il n'est de traduction possible [...] que dans ce mouvement, qui est aussi échange par-delà les singularités et les différences. "
Une telle opération n'est rendue perceptible que grâce à l'inclination à se décentrer vers l'autre sans céder au mirage d'une identification. Les derniers feuillets du calepin en témoignent. Ils mettent en correspondance un tout autre espace mental, celui des haï-ku, les harmoniques qu'en dégage Philippe Denis dont l'éthique se retrouve dans le commentaire intersticiel de Jean-Charles Vegliante, tant ils ont en commun le souci de préserver une étrangeté sans verser dans l'exotisme. Ce côtoiement nous toucherait moins, s'il n'était guidé par une proximité (et probité) de vision, où, de proche en proche, lecture, traduction et écriture se rejoignent et se reconnaissent. Je cite : " Rarement [...] force de vie et inertie de mort auront été montrées, avec une parfaite économie, aussi étroitement entrelacées, voire transvasées l'une dans l'autre ". Cette osmose ne réalise-t-elle pas la poétique de Philippe Denis, sa quête d'un équilibre à jamais fragile que je situerais, en rappel d'Ungaretti, entre " innocence et mémoire " ?
Alain Mascarou
Jean-Charles Vegliante : Territoires de Philippe Denis, La Ligne d'ombre, 2021, 67 p., 10€
[1] " La traduction, un art pas si solitaire ", Critique 2021/3 (n°886).


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