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(Note de lecture) Pourquoi tu me regardes comme ça ? conversation entre Paul Nizon et Frédéric Pajak, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


La littérature à toute biture

Paul Nizon Pajak pourquoi tu me regardes comme ça
Le livre démarre comme ça, par une question de Paul Nizon à Frédéric Pajak : « pourquoi tu me regardes comme ça ? » puis Nizon décrète à Pajak qu’il a changé de visage, que ses yeux sont plus petits, il le redira au cours de ce livre épatant, drôle et surtout libre. Amaury Da Cunha tient de main de maître l’attelage de cette conversation un peu déjantée, d’une main ferme et souple à la fois.
Nizon et Pajak sont amis depuis longtemps, à partir d’un ancien projet commun sur des dessins de Dürrenmatt, Pajak étant éditeur chez Noir sur Blanc, outre le dessinateur et l’écrivain qu’il est. On connaît bien maintenant ses ouvrages sur Nietzsche, Pavese, Joyce, Benjamin, Pessoa ou plus récemment Lautréamont et Rimbaud.
Paul Nizon a une longue œuvre derrière lui, que ce soit Canto, Stolz,L’année de l’amour, lafourrure de la truite ou son célèbre Journal (quatre volumes) que l’on trouve chez Actes Sud.
C’est l’occasion dans ce volume publié chez Noir sur Blanc de les voir échanger sur l’écriture la littérature, avec l’humour corrosif de Nizon : « les employés sont mes ennemis. Je les déteste de tout mon cœur. … L’idée fixe des employés, c’est leur salaire. Et aussi la sécurité. Ils ne jurent que par la sécurité. Pour l’artiste il n’y a que l’aventure qui compte. La création. » et la tendresse profonde de Pajak pour son aîné.
Beaucoup de rires ponctuent cette conversation, souvenirs de restaurants où l’on mange des tripes, jugements sommaires sur les écrivains suisses sauf l’immense Robert Walser qu’ils aiment tous les deux, échos de l’enfance (Nizon comme Pajak sont orphelins de père) qui diffèrent y compris dans la relation au père perdu.
La question de leurs origines est évoquée plus d’une fois : « … ce que j’ai aimé en rentrant dans ton appartement : le sentiment d’entrer chez un exilé » dit Pajak alors que Nizon vit à Paris depuis 43 ans, et se sent parisien mais pas français.
Nizon ne se sent de nulle part, son origine est bernoise. Pajak est français (alsacien, catégorie à part !), d’origine polonaise, a vécu longtemps en Suisse, a fui Paris. Je dirais que son origine est davantage que chez Nizon, son père.
Son goût littéraire est fin, il a su repérer le plus beau livre de Joyce, un tout petit format nommé Giacomo Joyce où il y a cette phrase incompréhensible mais belle comme un secret : « love me love my umbrella », « aime-moi, aime mon parapluie ».
Le lyrique retenu qu’est Pajak fait cette confidence : « Lutter contre son tempérament est probablement l’aventure la plus passionnante d’une vie. » Quand on est un lyrique, c’est tout à fait vrai.
Pour chacun l’écriture est un effort mais pas une douleur.
Ce vieil anarchiste de Nizon ne supporte ni la famille ni rien de collectif, ce qui nous donne des passages très drôles sur ses vacances, les masses, le bonheur, les petits et grands bourgeois (« de la merde » !).
L’échange tourne aussi autour de la cuisine, de la nostalgie (quoi de plus nostalgique qu’une odeur de plat ?…) et de la peinture que tous les deux aiment, Van Gogh en tête, et le méconnu Pissarro. Ils sont d’accord pour dire que les écrivains trop souvent ne connaissent rien à la peinture (ils rêvent tous d’être musiciens, semble-t-il). On parle encore de Nietzsche, on ouvre une bouteille, Nizon remarque à nouveau que le visage de Pajak a changé, rires, merveilleuse découverte que « Corot a inventé le vent. C’est inouï, le mouvement, dans ses dessins ! » (Pajak).
Il y a du décousu et du fil à retordre, de l’affection, et intensément, de la vie.
Isabelle Baladine Howald
Pourquoi tu me regardes comme ça, conversation entre Paul Nizon et Frédéric Pajak, menée par Amaury da Cunha, Noir sur Blanc, 2021, 101 p., 14€
A signaler, Une conversation entre Saul Bellow et Norman Manea (ce dernier auteur, entre autres, d’un texte essentiel sur Kafka dans La cinquième impossibilité au Seuil) à la Baconnière, en deux parties un peu inégales, la seconde étant plus intéressante dans la mesure où Bellow jusqu’ici sur la réserve se livre davantage. La fin est très émouvante :
Bellow : - Tu ne trouves pas que c’est extraordinaire de pouvoir accorder sa confiance à un de ses semblables, qu’il soit roumain (Manea est roumain ndlr), américain, que sais-je encore ? Établir une relation si forte ! C’est une sorte de dévouement fou, un lien qui semble impossible à concevoir.
Manea : - C’est une chose absolument merveilleuse. J’ai été si heureux de pouvoir établir ce lien avec toi, avec Philip Roth, avec d’autres personnes ici : cela a été formidable. À mon âge on ne crée plus de liens si facilement, d’autant plus lorsqu’on a vécu des expériences très différentes de celles des gens qu’on rencontre. Pourtant, comme tu dis, cette possibilité d’un lien profond existe, comme celui qu’on aurait avec un vieil ami.
Bellow : - Tu sais ce que ça veut dire. Que tu me garantis ta compréhension. Nous n’avons pas besoin d’une garantie. Nous pouvons être sûrs que la compréhension existe déjà.
Manea : - Nous avons tous les deux beaucoup de chance. »
Saul Bellow Une conversation avec Norman Manea, la Baconnière  156 p 11 euros



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