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(Anthologie permanente) Roberto Juarroz, Poésies verticales

Par Florence Trocmé


G04734La collection Poésie/Gallimard publie un fort volume des Poésies verticales de Roberto Juarroz. Édition bilingue, traduction de l’espagnol par Fernand Verhesen.
1
Les formes naissent de la main ouverte.
Mais il y en a une qui naît de la main fermée,
de la plus intime concentration de la main,
de la main fermée qui n'est et ne sera pas un poing.
L'homme prend corps autour d'elle
comme la fibre ultime de la nuit
lorsqu'elle engendre la lumière qui coïncide avec la nuit.
Peut-être avec cette forme sera-t-il possible
de conquérir le zéro,
l'irradiation du point sans résidu,
le mythe du rien dans la parole.
2
Labyrinthe de l'amer et du doux,
des temps mûrs d'avant la récolte,
des gestes équivoques dans les forges exactes,
des douceurs mortes autour du fruit,
des arrière-goûts acides
qui bloquent les manoeuvres tactiles du soir,
murailles d'un climat qui dut être futur,
plus futur que le temps de n'importe quel jour futur.
La saveur s’affole
comme un filet de sang qui ne trouve pas les veines.
Le tronc central lui-même tombe hors de la forêt.
3
Crevasse dans le coeur de l'imminence,
tandis que le pied de l'espérance
danse son temps bleu,
amoureux de sa propre ombre.
Il y a un hymne en attente
qui ne peut commencer
avant que la danse n'achève
sa culture du temps.
C'est un hymne vers l'arrière,
une imminence inversée,
l'ultime aiguillée pour lier la source
avant que sa coulée ne l'emporte.
Il y a des chansons qui chantent.
D'autres sont immobiles.
Les plus profondes reculent
dès leur première lettre.
1
Las formas nacen de la mano abierta.
Pero hay una que nace de la mano cerrada,
de la más intima concentración de la mano,
de la mano cerrada que no es ni será un puño.
El hombre se corporiza en torno a ella
como la fibra última de la noche
al engendrar la luz que coincide con la noche.
Quizá con esa forma sea posible
la conquista del cero,
la irradiación del punto sin residuo,
el mito de la nada en la palabra.
2
Laberinto de lo amargo y lo dulce,
de los tiempos maduros antes de la cosecha,
de los gestos equívocos en las fraguas exactas,
de los dulzores muertos alrededor del fruto,
de los resabios ácidos
que bloquean las táctiles maniobras de la tarde,
paredones de un clima que debió ser futuro,
más futuro que el tiempo de cualquier día futuro.
El sabor enloquece
como un hilo de sangre que no acierta sus venus.
Hasta el tronco central cae afuera del bosque.
3
Grieta en el corazón de la inminencia,
mientras el pie de la esperanza
baila su tiempo azul,
enamorado de su propia sombra.
Hay un himno expectante
que no puede empezar
mientras la danza no termine
su cultivo del tiempo.
Es un himno hacia atrás,
une inminencia invertida,
la última hebra para enlazar la fuente
antes que su fluencia se la lleve.
Hay canciones que cantan.
Hay otras que estén quietas.
Las más hondas retroceden
desde su primera letra.
Roberto Juarroz, Poésies verticales. I-II-III-IV-XI, Trad. de l'espagnol (Argentine) par F. Verhesen. Édition de Réginald Gaillard, Édition bilingue, Collection Poésie/Gallimard (n° 566), Gallimard, 2021, 368 p., 9,50€ - début de Troisième Poésie verticale, pp. 110 à 113.
Sur le site de l’éditeur :
Roberto Juarroz est né en 1925 et mort en 1995 à Buenos Aires. Parmi les poètes argentins il est de cinq ans l’aîné de Juan Gelman et de six ans celui d'Alejandra Pizarnik. Il publia sa première Poésie verticale à compte d’auteur, en 1958. Ce qui n’empêche pas Cortázar de le remarquer très tôt et Paz de le considérer comme « un grand poète d’instants absolu ». Ses recueils n’ont porté qu’un seul et unique titre : Poésie verticale, suivi d’un numéro. L’œuvre poétique est d’un seul tenant, monolithique, et constitue un livre inachevé à jamais ouvert. Relisons Juarroz, car peu de poètes nous conduisent aux frontières du réel, nous y laisse seul, plein et entier, c’est-à-dire responsable de notre langage et de la relation que nous établissons, par celui-ci, avec la réalité – et dès lors responsable de notre humanité. Peu de poètes nous permettent, par la poésie, de naître à nous-même, au monde et dès lors de mieux nous connaître ainsi que d’être par là mieux ajusté au monde – c’est-à-dire au réel. Juarroz était de ceux-là, rares, qui firent de la poésie une expérience de vie.


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