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(Anthologie permanente) Laurent Albarracin, Contrebande

Par Florence Trocmé


Laurent Albarracin  ContrebandeLaurent Albarracin publie Contrebande aux éditions Le Corridor bleu. Avec une préface de Pierre Vinclair.
BICYCLETTOLOGIE
A mi-chemin du rouet, du cinématographe,
La bicyclette ayant de ses cornes ovines
Dévidé la pelote, enroulé la bobine,
A repassé sa vie jusqu’à son épitaphe :
« Ci-gît la bicyclette, une docile bête
Qui fut gracile et noble ainsi que l’est l’enfance
Et voyagea longtemps sur les routes de France.
Il n’en reste aujourd’hui qu’un élancé squelette. »
La bicyclette étant passée au laminoir
De soi, devenue l’ombre étique et résignée
D’elle-même, ne sait plus que se désigner
D’un verbe vain qui tourne en elle jusqu’au soir.
Ses roues la signifient, roues à jante d’inox,
Pour ce qu’elle est : un très dérisoire Phénix.
*
LA NAPPE FRÉNÉTIQUE
C’est une étendue d’eau que dressent les vibrisses
Des araignées de l’eau qui concentrent leurs cernes
Sur la cible voilée de ce vinyle terne
Parcouru de frissons au milieu des iris.
C’est une flaque morte où dansent les gerris,
Une mare lassée, fatiguée d’être soi.
De grossiers batraciens y font plouf dans la soie
S’asseyant de leur pet dans l’eau qui se hérisse.
Tout ce peuple y vivote, y barbote, y ovule.
Le moustique y fait tache à la façon d’un poil
Incongru dans la soupe, une chute d’étoile :
Dans la plate musique elle a mis sa virgule.
Écoutant maintenant ce silence amplifié :
La mare bruit d’un rien et tout est modifié.
*
LA CHAISE
Pourra-t-on jamais un jour compulser le dossier de la chaise ? Car il doit en connaître un rayon, le dossier, sur sa chaise. Il est sans doute là le faiseur d’indices, peut-être même les preuves qui l’accusent. Il faudrait pouvoir le consulter, lire à travers les choses. Que ne peut-on réunir les pièces à convictions qui nous permettraient de juger la chaise ! En attendant elle se tient là, droite comme un i mobilier et la tête absente, les pieds campés et les mains au barreau, raide comme la justice, son dossier au secret
*
L’EAU DU POINT DE VUE DE QUI LA VERSE
L’eau chante au goulot. Elle si plate habituellement redevient gouleyante et musicale quand on la verse. Elle prend des airs. Elle s’oiselle à son bassin versant. Il y a une bouteille allongée dans le ruisseau qui remplit l’eau de pente. L’eau ne fonctionne qu’avide. Elle ne marche qu’à la soif. Il faut qu’elle s’étrangle pour s’exprimer. C’est prise de hoquets qu’elle parle, qu’elle hoche de toute son eau comme si elle avait sa queue en tête et la plume au flacon. La flamme d’un oiseau s’oxygène au bougeoir de son mouvement. Elle piaille de jaillir. Elle pépie au bec verseur. Elle ne se donne qu’à l’envi, elle ne s’offre que contrainte. Sublime entre les pierres du ruisseau, elle se perdrait dans l’entre-soi de l’en-soi. C’est à caresser l’obstacle qu’elle prend sa vraie patine, cette sorte d’or transparent. L’eau ne s’entend qu’en chutant, qu’en donnant de la tête dans le murmure. Elle fonce en se fronçant. Elle rajeunit à ses rides. Il faut l’écouter pour mieux la boire.
Laurent Albarracin, Contrebande, préface de Pierre Vinclair, éditions Le Corridor bleu, 2021, 96 p., 12€, pp. 22, 36, 52 et 59.


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