Magazine Culture

(Carte blanche) à Jean-Nicolas Clamanges, De la répétition chez quelques Modernes : Sautou, Lamios-Enos, Wolowiec, Albarracin

Par Florence Trocmé


De la répétition chez quelques Modernes : Sautou, Lamios-Enos, Wolowiec, Albarracin

AudraWolowiec_ConcreteSound2-1200x900
Il pleure dans ton cœur
comme il pleut sur la mer
tu sais rien ne se passe
c’est à peine s’il pleut
O bruit doux de la pluie
par terre et sur la mer
à t’écrire rien faire
c’est à peine s’il pleut
Ciel gris d’automne d’amour
seuls le jour et la mer
aujourd’hui que revienne
c’est à peine s’il pleut.

Ce petit montage de vers picorés dans le tout récent C’est à peine s’il pleut d’Éric Sautou avec ceux d’une pièce de Verlaine que chacun sait par cœur, pour indiquer une filiation probable avec l’art qu’inventa l’auteur des Ariettes oubliées, d’explorer en poésie le pari de la répétition du mot, du syntagme, de la proposition, par où il rompait en visière avec une didactique pluri-centenaire de la faute-par-excellence en notre langue. Ce qui nous valut, par exemple, l’exquis « Le ciel est par-dessus le toit, Si bleu, si calme !/Un arbre par-dessus le toit/Berce sa palme.//La cloche dans le ciel qu’on voit/Doucement tinte.// Un oiseau sur l’arbre qu’on voit/Chante sa plainte. »
Comme en écho, lisons Sautou : « la mer est autre chose et mourir la regarde/je me suis allongé au passage du vent/je suis devenu l’herbe au passage du vent – je deviendrai le vent/la mer est autre chose et mourir la regarde » (p. 43) ; « la mer ne finit pas tu me manques et c’est encore/battre le cœur/battre le cœur j’entends battre le cœur » (p. 13) ; « cœur battant n’a rien appris/cœur battant cœur battant (comme au bord d’un précipice cœur battant n’a rien appris) » (p. 16) ; « pour venir à toi cette prière aujourd’hui que revienne/qu’il pleuve qu’il pleuve/aujourd’hui que revienne c’est à peine s’il pleut » (p. 32).
Cette filiation verlainienne, Sautou la partagerait avec Christophe Lamiot-Enos dont la reprise du syntagme est l’un des procédés dominants dans (...) Fleurs, dedans (Tarabuste, 2018). Ainsi : « Que la lecture te tienne/sous les arbres à l’instant/au site de Combarelles//sous les arbres à l’instant/formant ici une ombrelle/à toi et à l’Italienne//formant ici une ombrelle/que feuilles alentour, tiennent/sous le soleil, ce moment » (p. 229) ; ou encore, quoique dans une syntaxe moins limpide : « Maintenant parlent les arbres/nous parlent obscurités/immobiles.//Parlent, nous parlent les arbres/alentours murs des cités/leur tranquille//en un théâtre ces arbres/gardiens de mortalité (sans mobile ?)/ (...) Midi, nous voient, nous, des arbres/qui avançons par, d’été/l’immobile. » (p. 76). On aura remarqué au passage l’usage de la parenthèse, dans cette pratique de la reprise modulée commune aux deux écrivains.
On pourrait y joindre, mais cette fois sans référence verlainienne, la pratique de l’expansion systématiquement poursuivie dans les litanies de Boris Wolowiec, par où un noyau syntagmatique initialement donné se charge, au fil de la ligne d’écriture, de sortes de dérivées augmentées proliférant de proche en proche : « Les nuages montrent le silence de l’aujourd’hui. Les nuages mangent le silence de l’aujourd’hui. Les nuages calligraphient le silence de l’aujourd’hui. //Les nuages calligraphient les postures d’envol de l’aujourd’hui. Les nuages calligraphient les postures d’envol à blanc de l’aujourd’hui. //Les nuages montrent les postures de l’aujourd’hui par le magma de blancheur de l’illusion, par la catastrophe d’illusion du blanc. //Les nuages calligraphient l’avalanche de suivre le silence. Les nuages calligraphient l’avalanche de suivre le silence jusqu’à aujourd’hui. // ... » (Nuages, Le Cadran ligné, 2014, p. 15).
– Une pratique de l’amplification anaphorique dont les exemples antérieurs au siècle dernier se lisent évidemment chez Claudel, Péguy, Saint-John Perse, et surtout plus récemment chez Jean-Luc Parant : « Toi qui as ouvert ce livre pour faire glisser tes yeux sur mes lignes, tu as allumé le feu sur les pages pour faire naître le jour sur mes mots, la lumière sur mes phrases. Il fait nuit, heureusement il fait nuit dans tes yeux, car sinon tout brûlerait dans tes mains en ouvrant tes yeux. Il fait nuit dans tes yeux, tes yeux que tu ne vois pas dans leur nuit, dans leur nuit qui t'aveugle et qui te rend voyant devant toi pour voir le monde. » (La Découverte du vide, Dernier télégramme, 2018). Parant conserve ici, comme partout dans son œuvre, une souplesse musicale de l’expansion lyrique qu’empêche résolument la logique cumulative caractéristique du style quasi argumentatif de Wolowiec, exemplaire en ce passage : « L’enfant sait la fantaisie. L’enfant sait la fantaisie de l’usage. L’enfant sait la fantaisie du jeu. L’enfant sait la fantaisie d’usage du jeu. L’enfant sait la fantaisie d’utiliser les choses par les gestes du jeu. //L’enfant sait la fantaisie d’exister. L’enfant sait la fantaisie d’exister par les gestes du jeu. L’enfant sait la fantaisie d’exister par les gestes infinitifs du jeu. L’enfant sait la fantaisie d’exister par les gestes réflexes du jeu, par les gestes infinitifs réflexes du jeu. //L’écriture affirme ainsi la forme future de l’enfance. L’écriture affirme la forme future de l’enfance à apprendre à la fois par cœur et par jeu, par jeu du cœur comme par cœur du jeu. » (Avec l’enfant, Lurlure, 2018).
En ces parages logiques, sinon paralogiques, il convient de situer l’entreprise de Laurent Albarracin relative à une pratique poétique de la tautologie, ce « vice d’élocution » nous explique Littré, « par lequel on redit toujours la même chose », mais des ressources duquel la sophistique sut tirer parti pour river leur clou à ses adversaires puisqu’elle tourne ainsi les choses qu’elle paraît toujours vraie, (selon le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande) : Wittgenstein y voyait d’ailleurs le paradigme de la logique mathématique. Ce qui donne chez Albarracin : « La vérité que nous cherchons dans la chose/N’est rien d’autre que la vérité de la chose. /La vérité de la chose n’est pas à extraire de la chose. /Elle est le domaine de la chose /Et elle est la chose de la chose. / La chose de la chose est sa vérité /Comme le vrai est la vérité du vrai. /... » (RES RERUM, Arfuyen, 2018, p. 102). – Vers que plagia certainement par anticipation l’auteur de telle fameuse chanson : « Quand il chantait un couplet /Il n’en chantait pas un autre. /Il expliqua doctement /La physique et la morale /Et soutint que la jument /Est toujours une cavale / ... », écrivait en effet Bernard de La Monnoye au XVIIIe siècle, s’inspirant à l’évidence d’Albarracin écrivant : « C’est la ressemblance de la table à la table /Qui la pose comme table » (p. 24).
Une thèse poético-tautologique que transposera encore sans la moindre vergogne, deux siècles plus tard, la plagiaire Gertrud Stein, dans son poème Sacred Emily : « Rose is a rose is a rose » (1913). On n’en finirait pas d’énumérer les plagiats par anticipation de RES RERUM, d’ailleurs enté d’un Avertissement liminaire le donnant comme un tapuscrit trouvé au « didactisme suranné », émané à date et lieu inconnus d’un « Collège de Réisophie » qui n’est peut-être, après tout, qu’un sous-alias de tel autre collège fondé par tel poète qui formula, dès 1894, au « Linteau » de ses Minutes de sable mémorial, la loi centrale de la tautologie littéraire selon laquelle « le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on puissse (y) trouver est constant », de sorte que « tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus. » (Poésie/Gallimard, p. 24).
Concluons ce bref parcours parmi les usages de la répétition chez quelques-uns de nos Modernes, plus hantés qu’on ne le croirait a priori par la culture rhétorique de leurs Anciens, en laissant le dernier mot à Éric Sautou, qui sait aussi, à l’occasion, chanter sa belle élégie nostalgique selon la métrique de l’alexandrin césuré :
(...)
il y avait là autre chose dans la nuit quelque chose
qu’on n’attendait pas
ç’aura à peine été le temps de fermer les volets (à peine le temps d’écrire)
.
blanches et bleues sur la mer traversée jusqu’au lever du soir
il suffit d’être bleu parmi l’herbe qui bouge
laisse la mer aller sur l’herbe bleue qui bouge
et si j’écris alors c’est pour n’en rien savoir
Jean-Nicolas Clamanges

Éric Sautou : C’est à peine s’il pleut. Faï fioc, 2021, 44 p. 10 €
Image [choix de la rédaction] Audra Wolowiec, concrete sound, source
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines